Lorsqu'on relate dans nos analyses que nos entreprises et nos institutions à but non lucratif (universités, hôpitaux, administrations, etc.) ont plus de cinquante ans de retard managérial, nombreux sont les lecteurs qui croient en une forte exagération de notre part. On pourrait parler de quelques années, de décennies, mais un demi-siècle semble être une grosse dramatisation. Mais pour les historiens des sciences sociales, cette constatation est plutôt complaisante vis-à-vis de la situation actuelle. De nombreuses techniques et pratiques managériales adoptées au début des années 1920 et prouvées transférables dans de nombreux contextes sociaux différents sont absentes de nos règles de fonctionnement. Il ne s'agit pas de comparer notre pays aux géants du management. Le pays a fait un virage vers l'économie de marché à la fin des années 1980. Ses principaux dirigeants, et même la plupart de ses grands économistes, ont peu compris le rôle et l'importance du management dans la production des résultats économiques. On ne comprenait pas pourquoi, par exemple dans les années 1970, il nous fallait un investissement de 45% du PIB pour avoir 6 à 7% de croissance (extensive) alors que la Corée du Sud arrivait à de meilleures performances avec uniquement 18% d'investissements. La question est alors simplement évacuée, cachée. Nous avons développé une culture économique qui bannit l'analyse de l'input, uniquement l'output est considéré. Or, ces questions-là s'expliquent surtout par la variable managériale. Les développements récents confirment l'analyse Un scénario légèrement différent s'est répété durant les années 2000. Nos responsables ont injecté plus de 800 milliards de dollars pour moderniser nos infrastructures et consacrer le décollage économique. La vaste majorité des économistes avait approuvé au départ la démarche du gouvernement. Aujourd'hui, on le critique sur des politiques que nos élites ont eux-mêmes prônées. Beaucoup n'arrivent pas à expliquer pourquoi nous avons obtenu si peu de résultats avec des dépenses pharaoniques. La variable managériale explique l'essentiel du problème. Pourtant, si on avait lu l'histoire récente de l'émergence des pays asiatiques on aurait compris la situation. A la fin de la seconde guerre mondiale, les Japonais voulaient figurer parmi les trois premières puissances économiques mondiales dans les cinq décennies à venir. Ils chargèrent une commission d'experts de concevoir le plan qui devait permettre à l'archipel de se distinguer et de figurer parmi le gotha mondial dans les domaines économique et technologique. Mais le problème relevé par certains politiciens était que le Japon est un pays super pauvre en ressources naturelles ; il ne pouvait donc se confronter aux pays riches d'Europe et surtout aux Etats-Unis. Cependant, après plusieurs mois d'analyses et de comparaisons, les scientifiques japonais sont arrivés à une conclusion plutôt optimiste : la véritable ressource qu'ont les pays européens et surtout les USA n'est autre que la ressource managériale. Les ressources naturelles jouent un rôle mineur dans la dynamique de développement et de croissance. Le management est la ressource des ressources. Si on le maîtrisait, un pays faible et sans ressources pourrait prétendre figurer parmi l'élite économique mondiale. Sans management, d'énormes ressources peuvent être dilapidées, souvent avec d'excellentes intentions et parfois même avec une grande honnêteté des dirigeants. Mais le résultat serait le même. Les ressources naturelles peuvent être une bénédiction si les politiques économiques et surtout les pratiques managériales sont efficientes (Canada, Malaisie). Ces mêmes ressources seront sans grandes conséquences sur les performances économiques lorsque les pratiques managériales sont «dérisoires». Peut-on se développer avec un management sous-développé ? Les experts japonais avaient alors conclu que la priorité des priorités serait d'architecturer une maîtrise managériale pour gérer toutes les institutions : ministères, universités, écoles, administrations, entreprises, etc. Il fallait créer les conditions et les pratiques qui permettent au pays d'utiliser le plus rationnellement possible toute parcelle de ressource disponible. Ils n'ont lésiné ni sur les transferts de pratiques ni même des personnes. Joseph M. Juran et W. Edwards Deming, deux grands géants du management américain, avaient choisi carrément de se domicilier au Japon pour améliorer les systèmes de gestion de la production et de la qualité. Peter F. Drucker, le père fondateur du management moderne, fut utilisé à fond par le patronat japonais pour transférer son savoir-faire aux firmes nippones. Parallèlement à l'investissement matériel, les Japonais enracinaient leurs pratiques managériales au sein de leurs entreprises et leurs institutions d'une manière méthodique (la maîtrise ne se fait pas d'elle-même). Plus tard, la Corée du Sud, Taiwan, Singapour et le reste des pays émergents avaient compris la leçon japonaise. Il y a deux choses qu'un pays ne peut jamais faire. En premier lieu, il ne peut jamais se développer avec un système éducatif sous-développé. Qu'on lise les classements internationaux sur l'éducation, la recherche et développement, l'enseignement supérieur et qu'on essaye de trouver un pays développé mais qui se classe parmi les derniers dans les systèmes éducatifs. On ne va trouver aucun. En second lieu, un pays ne peut émerger avec un système managérial sous-développé. Ayant cette information, dans l'ordonnancement des réformes on devait donc parallèlement à l'effort de diversification économique procéder à une modernisation managériale de grande ampleur (le terme bonne gouvernance est bon, mais insuffisant car il est inclus dans ce que l'on appelle la modernisation managériale). Ceci signifie qu'il faille auditer, mesurer et situer nos pratiques managériales par rapport au reste du monde d'abord. Par la suite, nous devrions mener un plan d'urgence pour mettre nos méthodes managériales, au sein des entreprises et des institutions non économiques, aux standards internationaux. Parallèlement à cet effort gigantesque, nous pouvons financer une diversification économique qui aura beaucoup de chance de propulser notre pays au rang de pays émergent. Mais il ne faut pas rêver. Il n'existe aucun pays émergent avec un management sous-développé.