Si la pratique des mouvements monétaires est évidente pour la majorité des acteurs économiques, elle se fait le plus souvent dans une relative ignorance des mécanismes juridiques qui servent de fondement à ce flux monétaire. Le vocabulaire commun est à cet égard particulièrement révélateur. C'est ainsi, et pour prendre l'exemple le plus courant, que l'on parle sans sourciller de son compte en banque, intimement persuadé que l'on est propriétaire des fonds déposés. L'on se croit fermement propriétaire des fonds déposés alors que l'on est, selon une conception classique, seulement créancier (client) d'une obligation de restitution qui incombe au banquier. Alors que le solde de nos comptes bancaires est un élément de la solvabilité de chacun et aussi paradoxal que cela puisse paraître, les fonds déposés sur un compte bancaire seraient sortis de notre patrimoine, nous en aurions irrémédiablement transféré la propriété au banquier. C'est dès lors avec ce truchement que notre argent intéresse les banquiers. Comble de l'ironie ? Il s'agit simplement de l'application des caractères juridiques de la monnaie qui sont sa consomptibilité et sa fongibilité. Le droit des biens repose sur certaines classifications qui correspondent elles-mêmes à un régime juridique particulier. Il est d'opinion commune que les biens se distinguent en biens meubles et en biens immeubles, le juriste y ayant apporté son empreinte en inventant des catégories hybrides telle celle des biens immeubles par destination. Il existe des distinctions secondaires dont l'une des plus importantes est celle relative aux biens consomptibles ou non consomptibles, fongibles ou non fongibles. C'est de cette classification que nous allons essayer d'expliquer. En effet, cette partition des biens n'est pas nouvelle puisqu'elle date de la civilisation romaine ; pourtant certaines de ses conséquences passionnent les spécialistes du droit, plus largement celles des praticiens des affaires. Deux questions principales sont, semble-t-il, au cœur de l'actualité. A la lumière des spécificités des espèces monétaires, quelle est la nature juridique du compte bancaire ? Est-il possible de revendiquer le solde de son compte bancaire quand son banquier est en redressement judiciaire ou en faillite ? Consomptibilité, fongibilité des espèces monétaires Il est traditionnel de considérer que l'argent est la catégorie plus achevée de choses consomptible et fongible. Ces caractères ont évidemment une influence prédéterminante, dans la mise en œuvre des notions et instruments bancaires. Notions de consomptibilité Au sens objectif du terme, il est possible de considérer que les choses consomptibles sont détruites par le premier usage qui en est fait. C'est ainsi que les denrées se détruisent primo usu. La chose consomptible par essence est la monnaie dont les fonctions classiques, sur le plan économique, sont connues, la seule utilisation est l'aliénation au sens de dessaisissement. Si la monnaie n'était pas consomptible primo usu, elle n'existait pas, elle n'aurait aucune valeur. selon la classique distinction romaine, trois attributs peuvent être exercés sur une chose : le jus utendi (usus, l'usage), le jus abutendi (abusus, le pouvoir de disposer du bien) et le jus fruendi (fructus, le droit d'en acquérir les fruits). La particularité des choses consomptibles est notamment de fédérer ces trois catégories du droit de propriété. Puisqu'on ne peut s'en servir qu'en les consommant, le fructus disparaît mais surtout l'usus s'identifie avec l'abusus. Ainsi, le transfert de l'usage de la chose emporte nécessairement transfert de propriété. Considérée dans sa substance et son isolément, une chose consomptible n'est susceptible que de propriété. Dès lors, les notions de dépôt, d'usufruit lui sont en principe étrangères. Dans le même ordre d'idées, les risques de perte ou de destruction de la chose sont toujours pour celui qui en a le droit d'usage et donc le droit de propriété. A la lumière de ces éléments, il est aisé d'imaginer toutes les implications en matière financière à propos des comptes bancaires mais aussi relativement à la fiducie-sûreté dont le propre, voire tout l'intérêt, est de créer une propriété précaire au sens d'éphémère. Notion de fongibilité Traditionnellement et par application de l'article 598 du code civil, les choses fongibles sont celles qui se comptent et se mesurent. Elles sont des choses de genre qui s'opposent aux corps certains et se définissent par l'espèce à laquelle elles appartiennent, par leur quantité et non par leur identification. On dit que la chose fongible est une unité dans le genre. En réalité, ce critère du code civil est très insuffisant car au fond, toutes les choses peuvent être mesurées : on peut les englober plus ou moins large sans qu'elles soient pour autant fongibles. Ainsi, il est possible de compter des automobiles sans que celles-ci soient fongibles ; on peut mesurer cent litres de jus de raisin qui appartiennent à des récoltes différentes. En réalité, la fongibilité résulte d'une comparaison, d'un rapport entre deux choses qui présentent les mêmes qualités, peuvent être indifféremment prises l'une pour l'autre, et qui ont la même fonction libératoire. Ainsi, le critère fondamental de la fongibilité n'est pas dans l'article 598 du code civil mais dans l'article 297 du même code qui prévoit la compensation légale entre choses fongibles. Cependant, la fongibilité est, à l'exception de l'argent, relative car un bien est fongible, c'est-à-dire équivalent à un autre de la même espèce, mais pas avec tous les biens de quelques espèces qu'ils soient. Ainsi, consomptibilité et fongibilité seraient en état matériel des choses. A la lumière de ces tentatives de développement, il semble bien que la catégorie des choses consomptibles et fongibles ne se fonde pas sans problème dans les mécanismes juridiques classiques, dans nos classifications contractuelles dont la majorité d'entre elles semblent façonnées pour des corps certains. C'est ainsi que l'analyse juridique du compte bancaire fait toujours l'objet d'une querelle doctrinale et d'un arsenal des règlements bancaires aujourd'hui contradictoire. Consomptibilité, fongibilité et droit bancaire Les interrogations posées par la consomptibilité et la fongibilité de l'argent au regard du droit bancaire sont de plusieurs ordres. Ne pouvant en faire une étude exhaustive, nous en aborderons deux qui nous semblent principales. La première réside dans la qualification juridique du compte bancaire dit de dépôt ; la seconde lui est intimement liée au point d'être la conséquence, puisqu'il s'agit de savoir si un créancier « déposant » peut revendiquer l'intégralité du solde de son compte bancaire. Nature juridique du compte bancaire de dépôt La qualification juridique est la marotte du juriste. Ce serait un euphémisme que de considérer qu'il existe une certaine distance entre la conception traditionnelle de juristes et l'idée que se font les économistes du dépôt de fonds. Si le financier s'attache au résultat qui est l'inscription en compte de toutes sommes sans se préoccuper de l'opération qui en est la source, le juriste au contraire focalise sa recherche sur le processus au terme duquel le banquier détient les fonds. Le compte bancaire est alors un contrat par lequel une personne remet une certaine somme d'argent à un établissement financier qui s'engage à la lui restituer, sur sa simple demande ou selon des modalités contractuels prévues. Ainsi, deux éléments fondent l'opération : tout d'abord une remise de fonds qui peut tout aussi bien correspondre à un dépôt, au sens des articles 590 et suivants du code civil, qu'à un prêt ; ensuite, une obligation de restitution, elle aussi commune au dépôt et au prêt. Il importe peu que les fonds aient été remis à la demande du dépositaire (exemple : reconduction tacite de placements des fonds) ou à l'initiative du déposant. Au contraire, les modalités dont est assortie la remise peuvent avoir une incidence sur la qualification juridique du contrat. En effet, il serait quelque peu surprenant de qualifier le contrat en dépôt si le banquier rémunérait les fonds alors que le dépôt à vue est en principe gratuit et que, s'il devient onéreux, ce serait au déposant de payer le service de garde des fonds. Dès lors, l'on serait tenté de qualifier l'opération en prêt. Cependant, admettre qu'il s'agit d'un prêt inconciliable avec le fait que les fonds doivent être restitués par le banquier sur simple demande à tout moment et non à terme comme dans un prêt. De même, un prêt postule en principe le versement d'intérêt faisant du contrat un acte à titre onéreux. Action en revendication des comptes bancaires En premier lieu, il convient de cerner le domaine d'application de l'action en revendication. En droit commun, celle-ci n'est recevable en vertu du code civil que dans les hypothèses où le bien meuble objet de revendication a été perdu ou volé, et seulement dans ces deux cas. En droit spécial, les banques privées insuffisamment constituées et mal encadrées sont exposées à la déconfiture. Par voie de conséquence, elles tomberont irrémédiablement sous la loi de la faillite et règlement judiciaire pour non-respect à l'orthodoxie financière et comptable. L'exemple des banques privées algériennes est édifiant. La situation qui nous intéresse, à savoir la possibilité de revendiquer le solde d'un compte bancaire lorsque sa banque est en règlement judiciaire. Renseignés sur les notions de consomptibilité et fongibilité et sur la nature du compte bancaire, le titulaire (particulier ou commerçant) imprudent doit se résigner au sort réservé par le règlement judiciaire. Conclusion Cette jurisprudence n'est pas exempte de critiques ou d'interrogations dans la mesure où les particuliers des notions de compte bancaire et de monnaie scripturale malmènent sérieusement les constructions juridiques classiques. Cependant, il convient de conseiller aux opérateurs économiques de mettre à profit les avis des professionnels qui leur permettront, d'une part, de mesurer les risques à prendre auprès des banques privées, et d'autre part, de se protéger contre un éventuel redressement judiciaire de leur intermédiaire. Par K. Boubekri Expert-comptable Auteur de l'article « L'harmonisation internationale et la refonte du plan comptable national (El Watan du 22 et 24 juin 2004).