Silence radio, au siège national du Front des forces socialistes, à Alger. Seul le regard des militants venus se recueillir auprès de la famille politique de l'un des derniers piliers du mouvement de libération nationale, Hocine Aït Ahmed, se croise. Il est midi et jusque-là, aucun communiqué n'a été émis par la Présidence et aucun officiel n'est venu rendre un dernier hommage au grand Da Lhocine. Mais en réalité, parmi les présents ici, personne ne se soucie vraiment de la position officielle de l'Etat. Car avant qu'Aït Ahmed ne rende l'âme, mercredi dernier, à Lausanne, en Suisse, il avait exigé auprès de ses deux garçons et de sa fille de «refuser l'avion présidentiel, mais de se faire rapatrier via un avion ‘normal' et d'être enterré comme tout enfant du peuple», raconte un cadre du parti. Mais l'image d'Aït Ahmed est bien gardée par les siens. Lahkdar Bouragaa, commandant de l'Armée de libération nationale et membre fondateur du FFS en 1963, était présent depuis avant-hier à Alger et avait même passé la nuit au siège national du FFS. Emu, il lui a été difficile de retrouver ses mots dans ces moments très forts en émotions. La voix saccadée et les phrases se perdent quand Rachid Halet, ex-secrétaire général du FFS et l'un des 24 détenus du Printemps berbère en 1980, tente de décrire celui qui était le fondateur du premier parti de l'opposition en Algérie. «Aït Ahmed a non seulement marqué l'histoire de son pays d'une façon indélébile, mais aussi celle de la scène régionale et universelle», témoigne-t-il. L'universaliste On l'appelle «l'universaliste» ou aussi le tiers-mondiste, car c'est lui qui a conduit, en avril 1955, la délégation algérienne qui a participé à la Conférence de Bandung, en Indonésie, où pour la première fois, 29 pays du tiers-monde se rencontrent et créé le Mouvement des Non-Alignés. «Nous n'avons aucun complexe devant les Européens, car nous avons inventé et défendu la social-démocratie au Pakistan avant même la Conférence de Bandung», l'une des phrases d'Aït Ahmed que nous rappelle Rachid Halet. «C'est l'un des précurseurs des droits de l'homme et de la société civile sur la scène internationale. Il est intiment lié à tous ces débats et tous ces combats. Un jour, il s'est rendu à l'ambassade de Birmanie et je peux vous dire qu'il connaissait l'histoire de ce pays autant, si ce n'est plus, que l'ambassadeur lui-même», affirme encore Rachid Halet. Il était respecté de tous les chefs d'Etat du monde. Son étendue dépasse les frontières. L'ex-secrétaire du parti se rappelle de l'épisode de la tente érigée par le FFS devant la Présidence, à El Mouradia, pendant les années 1990. «Nous avons installé une tente devant la Présidence pour exiger la délivrance de notre agrément. Alors qu'il était en visite officielle en Algérie, Yasser Arafat, nous a rendu visite, ce qu'aucun chef d'Etat ne ferait en temps normal, se souvient Rachid Halet. Si Arafat l'a fait ce n'est que par respect et par considération à Aït Ahmed qui a défendu et soutenu tous les peuples qui ont proclamé leur autodétermination.» Silence Les militants et les cadres du parti racontent qu'il était invité par les plus grandes universités d'Europe et d'Amérique latine. Il était aussi proche de beaucoup de mouvements et de dirigeants, surtout ceux de la mouvance socialiste. Dalila Taleb, ancienne députée du FFS (1997/2003), évoque la rencontre de 1998 de l'Internationale socialiste dont le FFS est membre. «Je m'apprêtais, ce jour-là, à assister au plus grand événement international, attendu par tous les socialistes du monde. Tous les chef d'Etat et les leaders socialistes étaient présents. Ils prenaient la parole à tour de rôle et je me rappelle qu'on prêtait peu attention à l'égard de ce qu'ils disaient, avoue Dalila Taleb. Mais c'était différent avec Aït Ahmed. Les gens ont observé un silence spectaculaire dès qu'il a pris la parole. C'était un moment très fort et tellement marquant pour la jeune militante que j'étais. Voir le respect et l'intérêt que portaient tous les présents à l'intervention d'Aït Ahmed m'a tout simplement émue et m'a rendue fière de l'homme qui était mon président et qui le sera à vie.» L'un des anciens cadres du parti qui a le plus vécu avec le défunt est certainement Ahmed Djeddaï. Douze ans ensemble, l'ex-premier secrétaire du parti raconte l'attachement d'Aït Ahmed à l'algérianité plurielle avec une dimension universelle. «Il croyait profondément en une Algérie plurielle de ses richesses, de son identité et de ses cultures, témoigne Ahmed Djeddaï. J'ai exercé 12 ans auprès de lui et je vous avoue qu'il m'est très difficile d'être à la hauteur de ses aspirations pour le pays, pour l'Afrique et pour le tiers-monde. C'est un homme qui avait des aspirations universelles.» A l'extérieur du siège, les gyrophares des véhicules de la police attirent l'attention. Consensus Les journalistes se préparaient, car ils savaient que cela annonçait la venue d'une personne «importante». Soudain, ces derniers courent et bloquent, par leur nombre, l'entrée tentant de dénicher des déclarations de Amar Saadani, arrivé en compagnie de quelques députés du FLN. Il a été suivi, quelques minutes plus tard par Ahmed Ouyahia accompagné du ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi. C'est à ce moment, à la mi-journée, que la Présidence émet son communiqué décrétant huit jours de deuil. «C'est très grave. Le communiqué n'est tombé que 24 heures après, s'indigne un militant du FFS. D'ailleurs, Saadani et Ouyhaia ne sont venus qu'après avoir eu l'autorisation de leurs supérieurs. De plus, leurs protocoles ne veulent que les deux personnes se rencontrent à l'intérieur du siège. La honte !» Subitement, Saadani quitte les lieux. «En dehor des sensibilités partisanes, je pense qu'Aït Ahmed était le seul qui faisait le consensus en Algérie. Son parti est resté dans cet esprit. Il n'a jamais cherché le pouvoir ni usé de sa légitimité historique comme beaucoup l'ont fait. Son seul but était d'empêcher la guerre civile ou contre les civils», assure Rachid Halet. «Notre pouvoir ne voulait pas que la stature internationale d'Aït Ahmed soit mise au service de l'Algérie et des Algériens, rétorque Ahmed Djeddaï qui évoque avec beaucoup d'émotion la rencontre entre Aït Ahmed et Mandela à Cap Town, à laquelle il a assisté. Il nous a laissé un chantier à ciel ouvert, celui de la démocratisation du pays et de la défense des libertés qu'elles soient syndicales, politiques ou intellectuelles.» Djamel Balloul termine : «L'Algérie a raté l'occasion de bâtir un Etat démocratique et de droit. Le FFS sans Da L'Hocine est un parti blessé, car il est notre père spirituel à tous. Il est notre Mandela à nous.»