Comment peut-on décider de la réalisation de manuels scolaires en un mois et en excluant les vrais éditeurs ? C'est ce que dénoncent pédagogues et professionnels du livre, qui craignent qu'on impose aux élèves un livre scolaire au rabais, à contre-courant du discours de la ministre de l'Education nationale. C'est lors du dernier Salon international du livre d'Alger (SILA) que l'Office national des publications scolaires (ONPS) a lancé un avis d'appel d'offres restreint pour la réalisation de manuels scolaires. Si cette démarche a pour but de relancer la concurrence et d'introduire le secteur privé dans leur confection, il semblerait qu'elle contienne de nombreuses défaillances. La première : l'ONPS n'est pas habilité pour lancer un tel appel d'offres. En effet, selon l'article 15 de la loi sur le livre, il est clairement stipulé que c'est le ministère de l'Education nationale qui lance l'appel d'offres et élabore le cahier des charges. Azzedine Guerfi, directeur des éditions Chihab, explique : «La première erreur est dans l'appel émis par l'ONPS, qui est éditeur de manuels scolaires et ne peut donc pas être juge et partie à la fois. Le plus important dans le manuel scolaire est le contenu pédagogique et non les aspects techniques et commerciaux (capacité d'impression, matériel d'imprimerie, délai, etc.), d'autant plus qu'il existe une structure spécialisée dans l'évaluation des contenus qui est l'Institut national de recherche en éducation (INRE), qui s'est toujours chargé, depuis 2003, de l'homologation des manuels que ce soient ceux de l'ONPS ou autres». Seconde anomalie : l'exclusion des éditeurs de cette opération. En effet, ces derniers sont exclus par l'article 2 du cahier des charges qui exige que les postulants soient des «éditeurs-imprimeurs». «Le plus grave est l'élimination des éditeurs, car le cahier des charges exige que le soumissionnaire, pour être éligible, doit avoir le statut d'éditeur-imprimeur. L'imprimerie est une activité strictement industrielle et l'édition concerne l'élaboration de contenus pédagogiques, donc ce sont deux savoir-faire diamétralement opposés. Cette clause exclut donc plus de 95% des éditeurs, car ils ne sont pas imprimeurs, et cela est grave pour une profession qui peut énormément apporter à ce secteur», dénonce Azzedine Guerfi. Défaillances Pour Zoubida Memeria, pédagogue, experte dans l'élaboration de manuels scolaires, «le fait d'exiger des postulants qu'ils soient éditeurs-imprimeurs est juste un critère d'élimination». Selon elle, «il faut distinguer l'imprimeur de l'éditeur. Ce sont des métiers complètement différents. Le premier réalise une prestation purement technique et le second est capable de faire un bon livre». Un avis partagé par M. Salhi, directeur des éditions El Maktaba El Khadra, qui soutient : «Je suis éditeur-imprimeur et je suis pourtant contre ce cahier des charges. J'estime qu'il est impératif de distinguer l'éditeur de l'imprimeur. Car l'un crée le contenu et l'autre se charge de son impression. Comment peut-on exiger des postulants qu'ils soient les deux en même temps alors que beaucoup d'éditeurs n'ont pas d'imprimerie ?» Autre défaillance : «Le cahier des charges contient des articles, cependant, il n'y a pas de texte d'application. En plus, dans ce document figurent des procédures qui n'ont pas lieu d'être», ajoute M. Salhi. A cet effet, un éditeur affirme : «Il y a deux procédures contradictoires qui ne devraient jamais figurer dans un cahier des charges en même temps, car elles font référence anormalement à deux catégories de règles de passation de contrat. L'une fait référence au décret présidentiel n°10-236 du 7 octobre 2010 qui régit les marchés publics (sur budget public) et l'autre fait référence aux dispositions du guide de procédure, approuvé par le conseil d'orientation le 3 avril 2014, qui doit normalement être financé sur budget de l'entreprise (ONPS). Cependant, cette opération n'entre dans aucune de ces procédures, car il n'y a pas de budget qui finance le marché ; cette operation est financée directement par les achats de manuels par les élèves.» Qualité Autre problème : la proposition des imprimeurs de réaliser les livres en 30 jours. Dans son livre Elaboration des manuels scolaires, Roger Seguin, ancien expert à l'Unesco, souligne : «L'édition d'un livre scolaire est une activité très complexe qui exige de multiples compétences dans la mesure où elle réalise la «mise en forme» de l'ouvrage. Elle requiert l'examen de nombreux éléments d'ordres visuel, graphique, matériel. La composition des textes doit se baser sur des phénomènes tels que le processus de lecture, la lisibilité, la perception et la mémorisation visuelles. L'édition met en jeu des techniques très spécialisées et très précises. En fait, il s'agit de déterminer la «forme» du manuel scolaire.» Cela édicte la nécessité de prendre le temps pour le réaliser. Pour Zoubida Memeria, cela est impossible en un mois. Elle explique : «N'est pas auteur de manuels scolaire qui veut. Il y a une réflexion pédagogique et un contrôle scientifique derrière. Un bon manuel scolaire se fait en 14 mois. Si l'on veut le réaliser en un mois, c'est qu'on cherche à le bâcler.» M. Salhi est du même avis : «On ne peut pas réaliser un manuel scolaire en un mois, car on doit prendre le temps de rectifier les erreurs qui ont été faites, il en y a toujours. Si on fait cela dans la précipitation, on ne peut éviter les catastrophes.» De son côté, une pédagogue affirme : «Les normes internationales préconisent 14 mois pour la réalisation d'un manuel. On ne peut faire autrement, un livre scolaire mérite réflexion avant son élaboration et cela demande du temps.» Azzedine Guerfi estime : «Cela est inconcevable et va à l'encontre des délais préconisés par l'Unesco qui sont de 12 mois.» La pédagogue Nouria Lardjane juge que «la conception et l'élaboration d'un livre nécessitent au moins un an. Il est impossible de le faire en un mois». Autre défaillance : le monopole du privé. Azzedine Guerfi explique : «L'objectif fixé par la ministre de l'Education nationale est loin d'être atteint avec cette procédure. Car le plus important dans cette initiative est de créer la concurrence entre les éditeurs spécialisés pour avoir plusieurs propositions de manuels et l'INRE, chargé de l'homologation, choisira les meilleurs. Cependant, dans la situation actuelle, il n'y aura qu'un seul et unique manuel (bon ou mauvais) que le ministère sera obligé d'homologuer et de distribuer dans les établissements, car il n'a plus le choix et la possibilité d'en produire un autre.» Finalement, «la réforme de l'éducation en cours, dont l'objectif principal est un enseignement de qualité, ne pourra pas être accomplie sans un manuel de qualité», se désole Azzedine Guerfi. M. Salhi estime quant à lui qu'«on ne peut pas se permettre de faire des erreurs avec les enfants, car c'est toute une génération qui est en jeu. Cette précipitation n'entraînera rien de bon. L'autoroute Est-Ouest est le meilleur exemple de catastrophe engendrée par la précipitation. Malheureusement, cette fois, on ne pourra pas rattraper les erreurs». Un avis partagé avec Zoubida Memeria, qui conclut : «Le fait d'écarter les éditeurs et les délais de réalisation fixés à un mois par les imprimeurs aura des conséquences irrattrapables.»