Cuisine et arts de la table algériens connaissent un regain d'intérêt de la part du public et des spécialistes en tous genres. Livres, chaînes de télévision et sites internet spécialisés connaissent un succès non démenti. Malgré la vogue des cuisines européennes et le succès du fast-food globalisé, la cuisine traditionnelle reste la maîtresse des palais. Face à la globalisation, les papilles font de la résistance… Pour prosaïque que puisse paraître le sujet, notre nourriture nous renseigne sur ce que nous sommes et ce que nous devenons. Notre identité et nos aspirations se jouent aussi dans nos assiettes. Il aura fallu la savoureuse curiosité et la rigueur intellectuelle d'un sociologue pour explorer plus avant cet aspect peu étudié de notre culture vécue. «En tant qu'homme, dans une société machiste, je suis par définition voué à ignorer les questions de cuisine, mais le privilège de l'âge et aussi le fait d'être sociologue, mention qui ouvre bien des portes car le sociologue est par définition un esprit curieux qui passe son temps à poser des questions aux questions, ont fait que mon intérêt n'a pas été tourné en dérision», annonce Rachid Sidi Boumedine dans son passionnant ouvrage intitulé Cuisines traditionnelles en Algérie : un art de vivre, paru récemment aux éditions Chihab. Partagée avec l'ensemble du règne animal, voire avec toutes les espèces vivantes, manger est une des activités les plus naturelles de l'homme. Pourtant, cette activité est également une des plus culturelles. Chaque pays, chaque région, chaque groupe humain possède et revendique sa façon de cuisiner, témoin d'une longue sédimentation culturelle et résultat d'un génie de l'adaptation aux conditions de vie. Et l'Algérie ne déroge pas à la règle. Avec une histoire plusieurs fois millénaires, riche d'échanges et de confrontations avec d'autres cultures de la Méditerranée, de l'Orient et de l'Afrique et avec une géographie incroyablement diverse entre les 1600 km de côte, les montagnes de l'Atlas et le grand Sahara, tous les ingrédients sont réunis pour une gastronomie hors du commun. En vérité, il n'existe pas «une» cuisine algérienne mais une infinité de variations sur des recettes souvent partagées, au-delà de nos frontières, dans tout le Maghreb.
C'est en référence à cela que Rachid Sidi Boumedine a choisi le pluriel pour le titre de son essai. «Un plat de base, portant un nom reconnu partout, comme le couscous, subit toute une série de variations qui lui donnent chaque fois une spécificité, en raison, d'une part, de la disponibilité des produits (régions maraîchères, régions à blé, etc.) et des cultures qui ont traversé et laissé leurs traces dans la région et, d'autre part, parce que le choix des ingrédients qui le composent répond à des usages précis, à des circonstances déterminées», explique l'auteur qui pose comme axiome qu'on mange rarement deux fois le même couscous. Opulent pour les mariages et frugal pour les funérailles, souvent sucré à l'ouest du pays et accompagné de poisson dans les régions portuaires, au poulet pour fêter Yennayer et aux herbes pour accueillir le printemps… Ingrédients, recettes et contexte spatio-temporel sont à chaque fois différents. Egalement appelé naâma, taâm ou berboucha, il n'y a pas un couscous, il y en a cent, il y en a mille… Bien sûr, chaque région revendique l'authenticité exclusive de sa recette et chacun s'enorgueillit de la supériorité indiscutable de son couscous maternel. Mais l'auteur, tel un Héraclite des temps modernes, nous rappelle cette réalité première : une seule constante, le changement. Il pointe notamment du doigt l'uniformisation induite par la promotion touristique. Au Maroc voisin, pays très avancé en la matière, une grande variété de recettes a été ravalée «trop globalement» sous l'étiquette «tajine», le mot désignant à l'origine le récipient en terre cuite où sont mitonnés les ingrédients. Mais il y a pire. Sur les cartes de grands restaurants algériens, on trouve du poulet mijoté dans le tajine, comme cela se fait depuis des siècles en Algérie, présenté en tant que «poulet à la marocaine» ! Si le fast-food a apparemment envahi l'espace culinaire public et si la cuisine européenne trône visiblement dans les menus des restaurants, Sidi Boumedine nous invite à y regarder de plus près pour nous rendre compte de la formidable résistance des cuisines traditionnelles. Ces dernières ne souffrent, par exemple, d'aucune concurrence dans la composition des menus de mariage. Premier repas offert à la nouvelle famille, il est l'occasion d'une affirmation d'identité et de classe qui puise encore son lustre dans la tradition avec, non seulement des recettes particulières, mais aussi une succession de plats, un déroulement du repas et des gestes qui l'accompagnent. Comme on est devant le livre d'un sociologue (même s'il se défend de toute prétention scientifique pour cet ouvrage), l'affirmation générale est mise à l'épreuve de la pratique sociale. Et l'auteur de noter que dans les grandes villes, et particulièrement dans la capitale où les mariages scellent souvent des alliances entre familles de différentes régions, le menu et le cérémonial tendent à se réduire à un «minimum syndical» accepté par tous afin d'éviter les petits malentendus qui font le lit des grandes fâcheries. Outre le mariage, la cuisine traditionnelle reste globalement indétrônable pour toutes les grandes occasions. A tel point que certains mets deviennent synonymes des occasions qu'ils ponctuent à l'image de la tammina pour les naissances. En outre, il est déplacé de recevoir un invité avec de la cuisine européenne. De la conviviale rechta au méchoui des grandes zerdas, la cuisine «maison» est une (re)présentation de soi vis-à-vis des autres. La hiérarchie des plats est fonction du travail, du temps et de l'effort qu'ils supposent. Pour coûteux qu'ils soient, une assiette de caviar ou une terrine de foie gras ne font pas le poids en saveur devant un ‘‘osban'' patiemment préparé. Outre la cuisine des grandes occasions, la tradition est également présente (et en force) dans notre alimentation quotidienne. «Les recettes élaborées quotidiennement par les familles dans toutes les régions d'Algérie restent, à peu de choses près, celles qui existent depuis des siècles», affirme Sidi Boumedine. Là encore, la tradition ne va pas sans variations. Le socle maghrébin (autrement dit, et pour faire court, amazigh, arabe, africain, ottoman, méditerranéen…) est bien présent mais avec des accommodements aux goûts du jour qui donnent des recettes inattendues, véritables dialogues de civilisations, comme ces pommes de terre frites trempées dans la sauce blanche qu'on nomme «kebab»! L'auteur explore le large éventail de la cuisine de tous les jours, ces recettes minorées et sous-représentées dans les livres de recettes qui abordent plutôt la cuisine «telle qu'elle devrait être pratiquée pour recevoir la dénomination d'algéroise, de tlemcénienne...». Cette gastronomie officielle est la cuisine des fêtes, celle qui demande des ingrédients de choix et un temps de préparation plutôt long. C'est aussi une cuisine «bourgeoise» revendiquant la supposée pureté de ses origines prestigieuses en opposition à la cuisine populaire ouverte à la diversité et aux mélanges. La distinction de classe est en effet pertinente dans la typologie des cuisines. Le sociologue le montre brillamment avec l'exemple algérois : «On peut observer deux sources de ‘‘légitimité'' citadine : la première, celle qui est associée aux affirmations d'appartenance aux familles turques, kourouglies ou andalouses, se manifeste par l'attrait pour la musique arabo-andalouse et, pour caricaturer, la dolma et la ‘‘chorba bita'' en cuisine. La culture populaire s'affiche pour sa part dans l'adoption de la musique chaâbie, de la sardine ‘‘bedarsa'' et des haricots (loubia) en cuisine ; c'est cette culture qui agrège autour d'elle les apports des autres». La ‘‘carantita'' de l'Oranie a ainsi pris ses quartiers à Alger, de même que la ‘‘doubara'' de l'Est qui gagne du terrain dans les restaurants populaires. Cela sans parler des brochettes de viandes, dont les rôtisseurs sont le plus souvent originaires de Jijel, et des beignets et autres ‘‘makrouts'' associés aux échoppes de ‘‘khfafdjia'' (vendeurs de beignets), dits «tunisiens». Pendant extérieur (et masculin) de la cuisine du quotidien, cette cuisine du dehors s'enrichit des migrations de travailleurs de ville en ville ou encore des déplacements de population qui ne sont pas rares tout au long de notre histoire et se poursuivent encore. Il existe bel et bien une hiérarchie des produits et des mets. Quand on invoque la cuisine algérienne (ou tunisienne ou marocaine…), il s'agit le plus souvent de la gastronomie promue dans les guides touristiques. Et l'on se plaint que cette prestigieuse cuisine soit insuffisamment défendue par les institutions officielles, même si, pour l'Algérie, cela semble changer notamment avec ce prix obtenu à l'exposition universelle de Milan (voir entretien en page 14 avec l'artisane de cette distinction). La cuisine populaire, quant à elle, n'a point besoin de promotion officielle pour se perpétuer au quotidien. L'on a vu ainsi depuis quelques années le retour en force de la galette traditionnelle, ‘‘matloû'', d'abord vendue à la sauvette sur les bords des autoroutes, puis fabriquée en plus grande quantité et proposée par les épiceries et même par les fast-foods en tant que «pain algérien».
Le Musée des arts et traditions populaires de Médéa organise même, depuis deux ans, un concours national du pain traditionnel qui met en avant la diversité régionale de ce patrimoine entre kesra, aghroum, bradj, taguella, etc. En bas de cette hiérarchie culinaire, Sidi Boumedine évoque également la cuisine pauvre, celle des grandes périodes de disette qui, malheureusement, n'ont pas manqué dans notre histoire. Les ingrédients de cet art de survivre, en l'absence de fruits et de légumes cultivés, sont souvent le produit de la cueillette. «Il est presque stigmatisant de dire de quelqu'un qu'il se nourrit de glands, un peu comme le sanglier (…) comme un animal sauvage !», constate l'auteur avant d'ajouter qu'on trouve pourtant aujourd'hui encore dans les marchés «une place réservée aux chardons, aux asperges (…) ainsi qu'aux glands et aux champignons». C'est dire que la hiérarchie reste mobile. L'exemple le plus frappant d'ennoblissement est le terfès. Cette truffe blanche cueillie et cuisinée dans le sud algérien est passée du «degré zéro de la cuisine» aux honneurs de la cuisine raffinée par le fait du tourisme national et international. Aujourd'hui, le terfès est plus cher que la viande ! Le plus curieux est que cette truffe était déjà appréciée par les Romains du temps de Dioclétien et de Sidna Aïssa (Jésus-Christ). C'est là un des aspects les plus enrichissants du travail de Sidi Boumedine. Son essai brasse une large bibliographie qui comprend d'étonnants livres de recette sur la cuisine andalouse, omeyyade, romaine… On découvre ainsi que notre zlabiya descend de la shabbakiyya (grillage) andalouse et qu'elle est citée, déjà au Moyen-Age, dans des livres de cuisine anglais (Myncebek) ou français (Mistenbeck) ; que notre charmoula descend du sikbadj (devenu escabèche) persan, ou que notre si spécifique melfouf faisait partie des délices de Rome au IIIe siècle après J.C… Bien plus qu'une collection de recettes, c'est une vision de notre culture et de notre société que propose l'ouvrage de Sidi Boumedine. Une vision fondée sur la variation et l'échange comme «constantes» nationales. Loin de menacer notre «identité», ce changement est la preuve de la vitalité d'une culture millénaire à la diversité assumée. L'on se rend compte ainsi que nos assiettes ont beaucoup de choses à nous dire, pour peu qu'on sache les questionner. Ce qui nous différencie des autres espèces vivantes est peut-être qu'on ne mange pas seulement avec la bouche, mais aussi et surtout avec l'esprit. Comme l'écrivait le grand anthropologue Claude Levi-Strauss : «Il ne suffit pas qu'un aliment soit bon à manger, encore faut-il qu'il soit bon à penser»..