La lecture du roman de Nassira Belloula, «Terre des femmes», me met dans le même état d'esprit que quand je lisais L'homme nouveau de Camus, les textes de Saint-Exupéry ou les œuvres d'Ernest Hemingway. Nous sommes devant une construction littéraire à la fois dense et fluide, dense parce que profondément humaine, qui vous tient par la main et vous conduit au plus près des évènements et des personnages, en les écoutant et en faisant attention à leur environnement, leurs conditions d'existence et leurs drames. C'est cette puissance narrative qui fait la littérature et montre le talent de l'écrivain. L'extrait suivant peut en donner un aperçu : «Longtemps repliée dans le trou où elle s'était cachée, Zwina avançait péniblement, titubant sur des jambes ankylosées. L'air était irrespirable, les portes des enfers s'étaient ouvertes au détour du sentier qui menait droit à la cour de l'imposant bâtiment, la ferme construite toute en pierre se consumait, les corps des hommes calcinés et criblés, dont la peau se détachait en lambeaux, accrochés aux vêtements, aux pierres, aux arbres. Elle revoyait les corps suppliciés, debout contre le mur, criblés de balles. Zwina passera devant les morts comme si elle ne les voyait pas. La peur grondait, hurlante aux multiples visages, l'immobilisait au centre du cercle de feu. Elle ne retrouva pas le corps de sa mère, ni celui de son père qu'elle avait aperçu ici avant l'ultime combat. Elle chercha aux alentours de la ferme, dans les jardins, dans les bosquets, puis pénétra dans les bois, retournant parfois les corps qu'elle crut reconnaître à une robe, à un foulard. Puis finit par tomber sur le corps de son père, sa grande stature barrait le chemin empierré, souriant presque dans sa mort, auréolé de sang. Dans la poitrine, une large entaille, une baïonnette y était encore plantée. » Nassira Belloula nous laisse le soin de bien nous imprégner des personnages, de leurs souffrances et de leurs combats multiples et difficiles dans une société patriarcale et sous domination coloniale. Au fil des vies, l'histoire se déroule sur plus d'un siècle et nous fait découvrir cinq générations de femmes, chacune héritant de la précédente son idéal de liberté. Elles sont admirables toutes ces femmes pour lesquelles l'auteure à une très grande tendresse. Elles vivent dans la simplicité la plus totale et livrent un combat inégal sans jamais abdiquer. Leur univers nous apparaît dans les moindres détails et pulsations du quotidien. Et quand Nassira Belloula écrit que ces femmes sont «dépositaires de tout un héritage» en rapport avec «la bravoure de tout un peuple» et que cette «résistance» peut être «décomposée» mais jamais «détruite» (constat établi par le Duc d'Aumale lui-même), nous la croyons et nous le constatons au travers de leurs parcours. Ce qui caractérise aussi ce roman, c'est sa richesse historique. Très documenté, il puise ses sources y compris chez l'ennemi, parfois dans les ordres donnés aux troupes et parfois aussi dans les aveux de certains officiers supérieurs qui, voulant soulager leurs consciences, ont rapporté des faits d'une impitoyable sauvagerie. A travers les parcours de ces cinq femmes, certes différents mais liés par la soif de vie et de dignité, défile le tableau saisissant des Aurès, cette terre qui a vue naître la romancière. La première partie est consacrée à Zwina, adolescente qui, très jeune, a du affronter la bestialité des hommes et les atrocités de la conquête coloniale. Elle finira, une fois devenue femme – et très belle femme – par désirer jusqu'à la mort mais en demeurant toujours sur ses gardes, prête à se rendre justice. La deuxième partie est celle de Tafsut, fille de Zwina. Alors qu'elle commençait à peine à marcher, elle fut témoin des mouvements de révoltes incessants contre la spoliation menée par les suppôts de la colonisation. Bastonnades, décapitations et enfumades étaient le lot des paysans insurgés. Comme sa mère, Tafsut aura un parcours de défis et de romance. Et la vie de ces femmes défile ainsi devant nous : celle de Yélli, fille de Tafsut ; de Tadla, fille de Yélli ; de Aldjia, fille de Tadla, et de Nara, fille de Aldjia, dans une longue chaîne de souffrance et de combat sur les chemins de la libération du pays. Le combat, débuté avec les révoltes des tribus, se poursuit dans la lutte moderne des partis nationalistes jusqu'à la lutte armée. Ces femmes se sont pleinement engagées pour donner le jour à l'Algérie indépendante. Leur donner le nom de «moudjahidate fahlate» (braves combattantes) n'est qu'un hommage mérité, tout à fait dans la ligne du parcours littéraire de Nassira Belloula. Née en 1961 à Batna, elle fait partie d'une famille nombreuse. Ses parents s'installent à Alger alors qu'elle est encore enfant. Mais après la faillite du pressing que son père exploitait à Hussein-Dey, la famille retourne dans les Aurès, un changement très mal vécu par Nassira Belloula, déstabilisée par l'installation brutale à Aïn Touta. Bien que très bonne élève, elle abandonne les études secondaires, gardant cependant son amour de la poésie remontant à l'école primaire. «J'ai commencé à écrire très tôt, nous dit-elle, au primaire même. J'ai été séduite par des écrivains hors pairs. J'ai reçu en cadeau «La saison en enfer» de Rimbaud. Alors, après, j'ai commencé à écrire et à publier dans des revues». Ses premiers poèmes sont édités en 1988 à l'Enal sous le titre «Les portes du soleil». Le recueil a été traduit en italien, en espagnol et en anglais et réédité en Algérie chez Rafar. Le passage de la poésie au roman n'a pas posé de problèmes à l'écrivaine. «Ce n'était pas une transition, affirme-t-elle, mais une continuité. J'aime écrire et les genres ne me rebutent pas. Je passe aisément de l'un à l'autre». Nassira Belloula a suivi à l'Ecole nationale des cadres de la jeunesse une formation spécialisée pour l'encadrement de l'enfance en difficulté. Mais sur le terrain, elle se rend compte que cette mission ne dispose d'aucune attention des décideurs. Elle sent aussi que sa véritable vocation est ailleurs. Avec l'ouverture de la presse entamée après 1988, elle s'oriente vers le journalisme. «Un vieux rêve», dit-elle, nourri entres autres par les discussions avec son frère, Tayeb, rédacteur en chef à El Chaab. Elle entame alors son parcours de journaliste à travers divers titres : Le Matin, Le Soir d'Algérie, La Nouvelle République, Liberté où elle a été chef de rubrique culturelle. Elle vit depuis quelques années au Canada où elle étudie et travaille. Pour les études, elle nous dit : «C'est une aubaine, elles sont si accessibles ! J'ai été enchantée de les reprendre simultanément sur deux programmes : Histoire et Littérature comparée. » Elle collabore aussi à une émission de Radio Canada. Sa bibliographie comprend de la poésie, des romans, des essais et des recueils collectifs. Côté roman, elle compte cinq romans : La revanche de May (2003, réédité au Canada) ; Rebelle en toute demeure (2003), Djemina, récits (2008), Visa pour la haine, roman (2008), Terre des femmes (2014). Elle est actuellement en discussion pour l'édition de son nouveau roman, Aimer Maria, qui met en scène une adolescente rebelle, heureuse et pleine d'espoir. Elle est aussi l'auteur de cinq essais : Algérie, le massacre des innocents (2000) ; Conversations à Alger, quinze auteurs se dévoilent (2005) ; Les belles Algériennes, confidences d'écrivaines (2006) et enfin, Soixante ans d'écriture féminine en Algérie (2009). Pour revenir à «Terre des femmes» (Chihab, 2014), ce roman mériterait à mon sens d'être intégré dans les programmes d'enseignement pour sa richesse pédagogique potentielle au plan littéraire et au plan de la connaissance de la colonisation en Algérie.