Quand un médecin a pignon sur rue, sa notoriété est très vite optimisée par les patients dont le flux est souvent tel que la gestion des rendez-vous devient un véritable casse-tête. Du coup, de nouvelles pratiques ont vu le jour, mettant à mal déontologie et sens de l'éthique. Pour un rendez-vous médical, l'on n'hésite plus à associer proches et amis et à «louer» les services des «parkingueurs» pour une inscription aux aurores. Une situation déplaisante que certains praticiens ont décidé de dépasser en privilégiant les RDV en ligne. Mais ils restent toutefois peu nombreux à cause du manque d'adhésion de la communauté médicale à ce néologisme. A l'aube d'une froide journée du mois de janvier 2016, El hadj Ahmed se rend, comme d'habitude, à la mosquée du quartier pour faire la prière du fedjr, avant de passer chez un médecin privé, un endocrinologue, dont le cabinet est situé non loin de son domicile. Ce spécialiste consulte-t-il si tôt ? «Je me suis rendu au cabinet de ce praticien pour inscrire ma sœur âgée de 69 ans sur la liste des rendez-vous avant 7h du matin, car au-delà la liste des patients inscrits sera bien remplie et elle risque alors de poireauter toute la journée pour espérer une consultation. A son âge, elle ne peut pas se permettre de rester assise durant des heures à cause de ses problèmes de diabète et d'arthrose. A chaque fois qu'elle doit se rendre chez son médecin, ne serait-ce que pour renouveler son ordonnance, c'est le même scénario. Je passe inscrire son nom avant de rentrer chez moi», raconte El hadj Ahmed, maugréant contre cette impérative inscription matinale imposée par certains médecins privés, essentiellement des spécialistes. Les personnes souffrant de diabète, d'hypertension artérielle et de pathologies cardio-vasculaires ou liées aux troubles de la tyroïde notamment sont les plus touchées par cette pratique singulière qu'affectionnent certains praticiens, de plus en plus nombreux à délaisser le concept du rendez-vous par téléphone. Employée dans l'administration depuis 15 ans, Mouna commence à se familiariser avec cette «pratique dégradante», selon elle, pour avoir accompagné plusieurs fois sa mère chez le médecin. «Ma mère a été orientée vers un neurologue suite à des douleurs lancinantes dans les jambes. En appelant au cabinet pour prendre rendez-vous, j'ai été étonnée d'entendre son infirmier me demander de me pointer à 7 heures du matin. A cause du transport et des embouteillages, nous n'avons malheureusement pas pu arriver avant 9h. L'infirmier nous a regardées avec dédain en disant : ‘‘c'est maintenant que vous venez ? Tant pis pour vous, vous resterez en dernier''. C'est ce qui s'est produit, puisque ma mère a passé sa consultation vers 15h30. Ce jour-là que nous avons appris, ma mère et moi, à nos dépens, qu'il faut absolument s'inscrire très tôt le matin», confie-t-elle. Etant souvent dans l'impossibilité de répondre à cette exigence liée à l'horaire, de nombreux citoyens mettent souvent famille, amis ou collègues de travail à contribution. Toute personne résidant près du cabinet du médecin ciblé est sollicitée, priée et mille fois bénie de bien vouloir sacrifier une ou deux heures de sommeil pour une inscription sur la fameuse liste «au chant du coq» . Les «parkingueurs» à la rescousse A défaut de proches ou de connaissances, certains optent pour un système D peu commun, mais qui fait de plus en plus d'émules. D'après le témoignage de plusieurs citoyens, des personnes dans l'incapacité de se déplacer à l'aube «graissent la patte aux ‘‘parkingueurs'' pour qu'ils apposent leur nom sur la liste moyennant une commission de 50 DA minimum». En somme, tous les moyens sont bons pour faire partie des premiers inscrits ! «Je trouve que cela donne une image très négative des praticiens adeptes de la liste. Ils donnent l'impression de chercher davantage après le porte-monnaie de leurs patients qu'autre chose. Cela relève du commerce et risque de porter préjudice au fait de la médecine», déplore un omnipraticien ayant requis l'anonymat. Il juge cela «dévalorisant» pour le médecin, pourtant soumis à des règles de déontologie. Interrogé à ce sujet, le Dr Amor Bouchagour, médecin généraliste à l'EPH Mohamed Boudiaf d'El Khroub, et membre de la section ordinale des médecins de la région de Constantine, estime que «la gestion du cabinet d'un médecin libéral est soumise à des règles de déontologie médicale. Et certaines pratiques peuvent justement porter atteinte à la profession. La commission ‘‘exercice et qualification'', dont je suis le rapporteur, est à l'écoute pour informer les membres du bureau et avertir notamment les confrères sur la manière d'inscrire les malades.» Notre interlocuteur rappelle, à cet effet, que la mission du Conseil de l'ordre des médecins est principalement «de veiller à ce que les médecins respectent le code de déontologie médicale. C'est ce code qui fixe les règles et usages que tout médecin doit observer ou dont il s'inspire dans l'exercice de ses fonctions.» Des malades blacklistés Fuyant les établissements publics, la vétusté des équipements, l'insalubrité et la lenteur de la prise en charge, les Algériens n'ont plus l'impression de gagner au change en prétendant aux services des praticiens privés. Les salles d'attente font le plein dès les premières heures du jour ; quant aux patients qui ont eu la malchance d'arriver au-delà de l'heure butoir de 7h du matin, ils risquent, tels des lanternes rouges, d'être recalés pour le lendemain. Cette situation est mal vécue par de nombreuses personnes interrogées à ce propos, accusant au passage certains médecins privés d' «imposer leur diktat aux malades». Les praticiens s'en défendent et renvoient, quant à eux, la balle aux patients. En sa qualité de membre du Conseil régional de déontologie médicale, le Dr Bouchagour n'exclut pas l'implication de «certains malades qui sont parfois responsables de ce genre de comportement», à cause notamment du non-respect des rendez-vous médicaux, contraignant de nombreux praticiens à ne plus y recourir ou en s'adaptant autrement aux «mauvais» malades, en les mettant carrément sur liste noire. C'est le cas d'une chirurgienne dentiste libérale, domiciliée au niveau du quartier de Sidi Mabrouk, et grande partisane de la blacklist depuis plusieurs années. «J'ai eu affaire à des patients qui ne viennent pas aux rendez-vous, sans se manifester préalablement pour l'annuler. Cela a perturbé mes plannings de la journée, surtout quand je programme un patient pour un acte de petite chirurgie et qu'il me fait faux bond sans prévenir. Je me retrouve alors avec une bonne partie de la journée libre, sans le moindre malade, sachant que je n'avais pas fixé d'autres RDV. Beaucoup de patients ignorent les règles de civisme en se décommandant la veille en cas d'empêchement. Pour remédier à ce problème, je mets ce genre de personnes peu scrupuleuses sur liste noire», nous dit-elle. Cela dit, même si certains citoyens ont de par leur désinvolture imposé de nouvelles mœurs, les règles de la déontologie et de l'éthique sont malheureusement bafouées par une pratique loin de valoriser une noble profession comme la médecine. Les limites de l'éthique Partant, une question s'impose : contraindre les patients à s'inscrire sur une liste dès les premières lueurs du jour est-il compatible avec les règles de la déontologie ? Qu'en est-il de l'éthique ? S'adapter au comportement incivil de certains malades peut-il justifier l'application de nouvelles règles, mêmes négatives pour l'image du médecin ? Questionné à cet effet, le Dr Bouchagour rappelle que «le médecin doit avant tout veiller à l'éthique et au respect des patients», tout en précisant qu'«en cas de faute grave ou de manquement aux règles de la déontologie, le médecin concerné est passible d'une sanction disciplinaire suite à une plainte d'un autre médecin, d'un patient ou d'une autorité judiciaire». Une locataire de la cité du 20 Août 1955 de Constantine, résidant dans le même immeuble qu'une spécialiste, nous a révélé comment, chaque jour, à partir de 5h du matin, les malades commencent à affluer et à se rassembler dans la cage d'escalier dans l'attente de l'ouverture du cabinet à 7h. «Cette situation intenable a poussé les locataires de l'immeuble à se plaindre auprès de la spécialiste qui a expressément demandé à ses patients d'attendre à l'extérieur. Dociles, ils continuent à venir toujours aussi tôt, mais ils restent depuis dans leurs véhicules jusqu'à l'arrivée de l'assistante», nous dit-elle. Au bout du compte, comment en est-on arrivé à cette situation kafkaïenne ? Les praticiens ont-ils délibérément abdiqué, ou serait-ce plutôt les patients qui ont imposé leur diktat ? Cela rappelle un peu le paradoxe de l'œuf et de la poule…