Quelle belle pensée que celle de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges qui affirmait : «Que d'autres se targuent des pages qu'ils ont écrites ; moi je suis fier de celles que j'ai lues». Et quelle belle idée a eu Arezki Metref de la placer en ouverture de son recueil de chroniques, La traversée du somnambule, Chroniques du mentir-vrai, paru aux éditions Koukou*. Une traversée qui aurait pu être aussi celle d'un funambule puisqu'il évoque dans son avant-propos le fil d'Ariane qu'il a conçu pour cheminer dans ce genre particulier où il faut disposer des compétences d'un équilibriste, soit une bonne dose d'évaluation des poids et mesures, et la témérité d'un casse-cou, soit un bon grain de folie. De la stabilité instable en somme, aussi paradoxale que le «mentir-vrai» qui intitule ses chroniques. Un concept, rappelle-t-il, emprunté au poète et romancier français Louis Aragon qui avait réuni sous ce label des récits, nouvelles et critiques littéraires écrits entre 1923 et 1972. Pour Arezki Metref, la chronique est le lieu idéal d'une telle vision et approche. Il la définit d'ailleurs comme un «compromis immémoriel entre journalisme et littérature», soit une passerelle illimitée – sauf par le calibrage du texte – entre les sources du réel et l'art de la fiction. On comprend dès lors que son fil d'Ariane n'a rien d'un passe-labyrinthe ni d'un câble de cirque et qu'il a été tressé tout entier dans le plaisir de «raconter des petites histoires», comme il l'annonce d'emblée. Cette modestie l'honore mais pourrait être qualifiée de «vrai-mentir», car son humilité d'auteur est sans doute inversement proportionnelle au profit que peut tirer le lecteur de sa lecture. A moins, oui, qu'il n'existe ni petite ni grande histoire et que seule la manière de les écrire les distingue sur l'échelle de l'importance et de la profondeur. C'est ce que l'on peut retenir en parcourant les vingt-sept chroniques qui composent ce magnifique recueil. Une écriture racée mais sans prétention, riche mais limpide, structurée mais légère, érudite mais simple, sérieuse mais enjouée. Cette aventure rédactionnelle en série a commencé lors de l'été 2004, dans le bureau de Foued Boughalem, directeur du Soir d'Algérie, et se poursuit à ce jour. Arezki Metref en a puisé quelques pièces et l'on peut imaginer le tourment d'un tel choix dont il explique en introduction les difficultés et les choix. A l'arrivée, tout cela se lit comme un roman en mosaïque où des reportages puisés de l'histoire, de la littérature et de l'actualité se télescoperaient avec l'auteur lui-même dans sa triple dimension : pulsions (de vie), passions (multiples), profession (journaliste). Sur la passerelle que nous évoquions, l'anecdote et le souvenir croisent avec bonheur l'information et le commentaire. On les imagine se saluer avec courtoisie et déférence et, plus souvent qu'autrement, comme disent les Québécois, s'enlacer et se donner de grandes tapes dans le dos. Il y a là tout l'humour d'Arezki Metref où se mêlent la gouaille de sa jeunesse à El Harrach et des subtilités so british. Il y a surtout sa sensibilité aux moindres palpitations de l'existence comme aux grandes questions nationales ou internationales. S'il devait se choisir une devise chevaleresque, forcément donquichottesque, celle-ci pourrait lui convenir : l'Homme à l'esprit, le pays dans la peau et le monde au cœur. On apprend énormément dans ces chroniques aux références étonnantes, aussi livresques qu'autobiographiques, qu'il livre de manière gouleyante, passant d'une chose à l'autre sans qu'on puisse repérer les transitions. Ainsi, ce souvenir d'un retour de La Havane en 1978, une escale à Paris avant de rejoindre Alger, les effets du décalage horaire, l'insomnie, vieille compagne insupportable, le livre qui le sauve cette nuit, L'automne du patriarche, d'un certain Gabriel Garcia Marquez dont il n'a jamais entendu parler, l'immersion immédiate et passionnée dans cette œuvre lue d'une traite, pour aboutir à une présentation extraordinaire du grand écrivain colombien. On y retrouve par exemple Farida Azzegagh, sœur du grand poète et amie d'Arezki, attablée à une terrasse parisienne, et voyant un homme lire Cent ans de solitude, confier à ses vis-à-vis qu'il avait de la chance de ne pas encore l'avoir lu. Et l'homme, ayant entendu, se retournant et lui avouant que c'était le meilleur compliment qu'il avait reçu. C'était Gabriel Marquez lui-même. Ainsi Les funérailles du double, cette histoire rocambolesque d'homonymie et de coïncidence où l'on retrouve deux journalistes algériens exilés, Nacer Ouramdane et Mohamed-Saïd Atamar, avant d'aller chercher chez le grand dramaturge Pirandello des pistes surprenantes d'érudition et de sagesse. Ainsi Comment j'ai rencontré Naguib Mahfouz où Metref raconte comment il est parti interviewer le prix Nobel, se rendant au Caire à ses propres frais, son journal ne pouvant le prendre en charge. Ainsi La coiffeuse d'Assia Djebar devenue adjointe-maire d'une bourgade française et organisatrice d'un petit Salon du livre, passant ainsi des bigoudis à la stylistique. Tout le reste est à l'avenant dans cette formidable démonstration de la possibilité de fabriquer de la fiction avec de la réalité. Car ces chroniques ressemblent furieusement à des nouvelles imaginées ou de petits contes contemporains. Mais au diable les étiquettes avant tout utiles aux catalogues d'éditeurs et aux fichiers de bibliothèques ! La sincérité et le style sont les premiers critères d'une écriture littéraire et, de ce point de vue, dans une veine très moderne qui ne renie pas quelques coquetteries classiques, Arezki Metref n'en manque pas. Il en fait encore la preuve dans ce recueil de nouvelles au format de portefeuille (une poche de veste serait trop grande), petit objet littéraire où il butine sur les traces de son enfance sous le titre à rallonge Le jour où Mme Carmel sortit son revolver et autres nouvelles paru chez Dalimen, en 2015 aussi. Cinq récits, à l'évidence vécus, et qui sont encore «en fait un vrai roman» comme les a qualifiés le poète Abdelmadjid Kaouah. Cinq récits d'une enfance dans un quartier de la grande banlieue d'Alger, dans ces années cinquante marquées par la guerre d'indépendance, mais aussi par l'extraordinaire univers juvénile où, par définition, les questions restent sans réponses, sinon pour amener de nouvelles questions. Arezki Metref nous fait la preuve par le merveilleux, et souvent l'absurde, que les plus grands philosophes sont finalement les enfants. On ne le sait pas assez parce qu'ils n'écrivent pas de livres, sauf plus tard, quand ils ont gardé leur mémoire ou qu'ils sont restés irréductiblement enfants. Et l'on comprend en lisant ces textes superbes que l'auteur répond à ces deux critères et que le format réduit de l'ouvrage était justifié. On a presqu'envie de retrouver son cartable d'écolier pour le cacher entre l'ardoise noire et les tristes cahiers de conjugaison et de calcul. A lire (les deux bien sûr) pour se retrouver, comme disait Borges, fier de les avoir lus. *La traversée du somnambule, chroniques du mentir-vrai, préface de Boualem Sansal. Ed. Koukou, Alger, 2015, XX p. *Le jour où Mme Carmel sortit son revolver et autres nouvelles, Ed. Dalimen, Alger, 2015, 101 p.