Ancien inspecteur du secondaire et ex-chef du département de français à la faculté des langues de l'université Mohamed Khider de Biskra, Mohamed Djoudi, actuellement enseignant de français et de didactique des langues étrangères à l'UMK de Biskra apporte son éclairage sur la problématique du français en Algérie. - Le français est-il réellement en perte de vitesse en Algérie ? Certainement pas ; sur le plan quantitatif, l'Algérie demeure le pays où le français est dispensé à plus de 9 millions d'élèves ; cette langue semble en effet en perte de vitesse sur le plan de la qualité de son acquisition. Le constat n'est pas du tout reluisant, le profil de sortie de nos élèves, au terme de plus de 10 ans d'apprentissage, est en deçà du niveau requis pour prétendre poursuivre des études supérieures acceptables dans des filières où le français est incontournable. - Comment expliquez-vous que les parents d'élèves se saignent parfois pour payer des cours de français à leurs enfants et cela du primaire à l'université ? C'est triste de le dire, mais la réalité est là pour pointer les carences dans la prise en charge de nos élèves par le système éducatif algérien, pas seulement en langues étrangères, mais aussi dans d'autres disciplines. Nos enfants apprennent par cœur et c'est insuffisant. Notre système éducatif semble coincé entre le premier et le deuxième niveaux de la taxonomie cognitive de Bloom. Et c'est légitime qu'un parent cherche à aider son enfant. Cependant, à mon avis, cette perte de temps et d'argent n'est pas salutaire pour autant. Détrompez-vous, ces «cours particuliers» ne sont pas si particuliers que ça, ces écoles privées qui prétendent détenir la formule miracle pour l'apprentissage des langues reproduisent le même modèle de gavage. La solution, me semble-t-il, est dans la redéfinition de nos curricula pour l'enseignement/apprentissage des langues. D'autre part, elle est dans la mise en œuvre d'un dispositif de formation continue (sérieux et rigoureux) des formateurs avec une focalisation sur les enseignants du cycle primaire, car c'est là où se structurent et se construisent les mécanismes des activités cognitives de l'enfant. - Selon vous, peut-on se passer de la langue française et quel avenir a-t-elle en Afrique du Nord et particulièrement en Algérie ? On ne peut se passer d'aucune langue, un pays où l'on pratique plusieurs langues est un pays dont les horizons sont en principe très promoteurs. Je crois qu'aujourd'hui, après 54 ans d'indépendance, il faut nous défaire de la gêne, voire du complexe que nous traînons vis-à-vis de l'occupation coloniale. Que ce soit enfin clair dans les buts qui définissent nos programmes, le français est désormais langue étrangère et proposer en conséquence des contenus qui vont dans ce sens. Il faut décoloniser nos programmes et nos manuels. Nous devons apprendre à appréhender l'enseignement des langues, notamment le français avec sérénité, mais pour cela, il nous faut aussi sortir de notre ghetto linguistique et culturel pour nous projeter dans des espaces de communication plus étendus, plus enrichissants. Le flou qui persiste dans la définition du statut du français en Algérie dénote malheureusement de notre incapacité à nous libérer d'une certaine phobie vis-à-vis du français et de ce que cette langue véhicule comme valeurs et vision du monde. Notre tentative, dans les années 70', à aseptiser nos manuels de toutes références culturelles francophones a eu pour effet un apprentissage abrupt, sans épaisseur, sans la connotation qui fait la subtilité et la beauté d'une langue… Alors que dans la même période, nous assistions à une sacralisation à outrance de la langue arabe, phénomène qui a failli balayer la République. Heureusement que la langue et la culture authentiques algériennes avaient leur armée qui les avait sauvegardées… Et nous ne sommes pas à l'abri de cette menace si nous ne réformons pas sérieusement nos plans de formation, notamment en matière de l'enseignement/apprentissage des langues nationales d'abord et des langues étrangères ensuite. Bref, notre rapport aux langues reste conflictuel, chose que ne vivent pas les autres pays d'Afrique du Nord. Le Maroc a décidé, tout récemment, de revenir au français comme langue d'enseignement, cela n'a pas provoqué la convulsion qu'avait entraînée le projet d'introduire l'enseignement du français à partir de la 2e année préparatoire en Algérie. Une opposition qui avait contraint le ministère de l'Education à renoncer à cette petite réforme pour calmer les partisans de l'Algérie monolingue et monolithique. - Pensez-vous que le conflit entre arabophones et francophones soit toujours aussi vivace que dans les années 80' ? Heureusement qu'il n'est pas aussi persistant qu'à cette époque, j'espère que cette période est révolue. Je pense que c'était le prolongement des années où cela bouillonnait culturellement et politiquement en Algérie, où l'on débattait à tout bout de champ, la question linguistique n'était pas en reste. Cependant, cette question ‘‘arabophones vs francophones'' condensait une question plus sournoise et plus dangereuse. Le problème, à mon sens, même s'il ne bénéficie plus de la même agit-prop, est la coexistence de deux projets de société, antinomiques aux yeux de beaucoup : l'un fondamentaliste, absolutiste revendiquant notre agrégation à un monde désuet mais tranquillisant où notre machisme et phallocentrisme primitifs trouvent leurs manifestations ; l'autre, moderniste, relativiste, voulant inscrire le pays dans une nouvelle dynamique culturelle, scientifique et sociale. Après une «décennie noire», le conflit me semble seulement reporté à plus tard.