In Salah, la cité aux 70 marabouts, a marqué l'histoire du Sud algérien et des régions subsahariennes, une cité qui fut à un moment de son histoire la Mecque de tous ceux qui encouraient la colère de l'occupant français et ses affidés. C'est dans cette ville que Abdelmadjid Brunet a poussé ses premiers vagissements en 1956. Installé depuis l'an 2000 à Lyon, il est diplômé en économie de la santé de l'université Paris XII Créteil et exerce actuellement en tant que chef de projet du réseau régional de cancérologie Rhône-Alpes. En 2012, il a publié L'Epopée des marabouts aux éditions ILV. Dans cet entretien, il nous parle d'In Salah, de son histoire qui se confond avec celle du Sahara, de la parole rendue aux sans-voix… - Pourquoi avez-vous choisi d'écrire cette épopée des marabouts et quels liens entretenez-vous avec In Salah ? Les dunes d'In Salah étaient le théâtre de mes jeux d'enfant, ses rues, les témoins de mes errements d'adolescent, et le T'bol a rythmé mes veillées (et mes insomnies) de jeune adulte. Le lien est donc naturellement fort, forcément profond, viscéral. Et je l'entretiens ! Je m'y rends en moyenne deux à trois fois par an, surtout durant le mois sacré de Ramadhan, qui a une saveur particulière à In Salah. L'épopée des marabouts est un roman historique, brodé sur des faits réels de la résistance des Sahariens à la pénétration française... Un épisode peu connu de notre histoire. J'ai voulu jeter un peu de lumière sur cet épisode et mettre à la disposition du lecteur un ouvrage écrit dans un langage fluide, coloré. D'abord parce que je ne suis pas historien, ensuite parce que le roman peut s'affranchir de la rigueur académique et utiliser un langage imagé. - L'histoire des régions sahariennes d'Algérie est peu connue, en quoi votre histoire romancée apporte-t-elle un éclairage nouveau ? En effet, l'histoire du Sahara est peu connue. A la place, on nous a servi des histoires. Dans mes recherches bibliographiques, j'ai trouvé quelques références, écrites selon un schéma stéréotypé, qui veut que le héros soit invariablement un officier français, beau et fort, généreux et courageux, secondé par un fidèle Chaâmbi, quelque peu malicieux, sec, débrouillard et qui sait s'orienter en regardant les étoiles. En face, un ramassis d'hommes perfides, malhonnêtes et miséreux, conduits par un marabout imposte. A l'évidence, ces livres étaient éloignés de la réalité. Ils étaient écrits, le plus souvent, par des officiers français, dont le jugement est fatalement inique et la vision nécessairement altérée par le prisme à travers lequel ils regardaient l'histoire de l'occupation. J'ai voulu faire la part des choses et apporter le regard d'un Saharien. J'ai voulu apporter ma contribution pour casser ce quasi-monopole de l'écriture de l'épisode le plus douloureux de notre histoire. - Que voulez-vous transmettre à travers ce livre et à quel public le destinez-vous ? A travers ce roman, j'ai voulu donner la parole à ceux qui, refusant les honneurs et les égards subordonnés à la compromission et à la tartufferie, prirent les armes pour défendre leur indépendance. J'ai voulu rendre la parole à ceux dont on a étouffé la voix, j'ai voulu ressusciter les souvenirs de ceux dont on a enterré la mémoire. Le roman ne cible pas un public particulier. Si les événements historiques occupent une place prééminente, le lecteur pourrait faire des escapades dans la vie au Sahara de cette époque, une vie rythmée par les transhumances et les soirées poétiques sur une dune baignée par la lune. Il découvrira dans la palmeraie du ksar, les dattiers en floraison et le silence extatique des oasis, interrompu de temps à autre par le braiment d'un âne ou le roucoulement d'une tourterelle dissimulée au faîte d'un palmier qui flirte avec le ciel. - A votre avis, quel serait le meilleur moyen de donner au Sahara algérien plus de visibilité et d'en faire connaître les facettes autres que pétrolières et touristiques ? Le Sahara algérien n'est visible qu'à travers les derricks, la deglet nour et la beauté de ses paysages. Que sait-on du potentiel humain de cette région ? Qui connaît ses artistes talentueux ? Qui connaît ses chanteurs et ses peintres qui auraient pu légitimement prétendre à une notoriété nationale, voire internationale, et qui sont condamnés à végéter dans un anonymat dévastateur ? Qui connaît ses jeunes intellectuels pétris de talents et de créativité, qui ne demandent qu'une tribune pour laisser s'exprimer leur génie ? Qui connaît les muftis et ces ulémas du Sahara dont l'avis était sollicité par les plus grandes écoles de théologie ? Qui connaît les manuscrits d'Akabli ? A mon avis, l'éloignement des grands médias est le principal responsable de cette situation. Il n'y a pas de secret, une bonne communication est l'élément-clé pour rendre le Sahara visible par ses autres potentialités. Il est curieux qu'aucun journal digne de ce nom n'apparaisse au Sahara. Il y eut quelques expériences qui n'ont pas fait long feu, car ces journaux étaient invisibles dans le champ médiatique national. - In Salah a été durant l'année 2015 le creuset d'un mouvement écologique citoyen inédit contre le gaz de schiste. Qu'en pensez-vous ? A travers les médias et les réseaux sociaux, je suivais quotidiennement les péripéties de cette revendication citoyenne, tout à fait légitime à mes yeux. La relation de l'homme du désert à son environnement est puissante. Au Sahara, l'eau est sacrée. Dans notre symbolique, l'eau représente la vie, la sécurité, la fécondité… On jette un peu d'eau derrière quelqu'un qui part en voyage pour bénir sa route, on arrose les jeunes filles pour qu'elles se marient… Les gens d'In Salah, mais aussi ceux de Ouargla, de Metlili, d'Adrar, de Tamanrasset et d'autres villes du Sud et du Nord, à l'instar de Béjaïa, ont exprimé leur refus du gaz de schiste. Le caractère pacifique du mouvement, sa spontanéité, la maturité citoyenne et l'adhésion des citoyens, toutes couches confondues, ont suscité un élan de sympathie, aussi bien à l'échelle nationale qu'internationale. J'étais en admiration devant ces femmes qui étaient l'âme de ce mouvement pacifique; j'étais émerveillé devant la détermination de ces jeunes gens qui en étaient le fer de lance, j'étais extasié devant la foi de ces vieux qui levaient leurs mains vers le ciel, implorant l'intervention divine. - Dans une interview accordée à El Watan en 2015, l'anthropologue Dida Badi parlait de la «revendication d'une centralité du Sahara». Qu'en pensez-vous ? J'ai lu avec intérêt l'interview de Dida Badi, parue au plus fort de la contestation. Dida parle d'un espace de jonction qui a favorisé l'interaction des cultures berbère et arabe, au Nord avec celles de l'Afrique noire. Et c'est là que se situe cette centralité. Une centralité qui fait référence à l'identité culturelle métissée, née d'un brassage séculaire des populations de ces régions. Si le rythme du karkabou et la mélopée du g'naoui nous viennent d'Afrique subsaharienne (le terme g'naoui viendrait de Guinée), la Tidjanyia a fait le chemin inverse, partant de Aïn Madhi, près de Laghouat, elle est allée à la conquête des pays situés au sud du Sahara. Et c'est sous l'égide de cette tarîqa que le chef Toucouleur, El Hadj Omar Tall, a combattu les Français, jusqu'en 1864, date de sa disparition dans une grotte près de Bandiagara, au Mali.