Les habitants de Hamrouche Hammoudi (Valée) jurent que cette fois ci, la couleuvre ne passera pas, quitte à...Sur la petite place du village, les gens attablés ne parlent que de ça. On chuchote, on interprète, on donne des noms et on reste prêt à vous guider à travers les ruelles poussiéreuses pour vous montrer les preuves. Il y a même une liste qui circule portant des noms, volontairement transcrits en gras pour mieux les exposer. Pour les dénoncer surtout. Un citoyen exhibe la liste qui s'est glissée, comme par magie, des bureaux des élus pour atterrir sur la place publique. La preuve des preuves. Les villageois n'en demandaient pas tant pour consolider les jugements qu'ils se font de leurs élus. La liste établie par l'assemblée de Hammadi Krouma, chef-lieu de commune dirigée par El Islah et dont dépend le village de Hamrouche Hammoudi, porte les noms de 27 bénéficiaires de lots de terrains sociaux. Un citoyen, presque heureux, commente : « Lisez ces noms, celui-ci possède un logement, celui-là n'est nullement dans le besoin, cet autre n'habite même pas au village. Quant à ceux-là, ce sont des membres de l'assemblée communale, des élus qu'on a portés aux postes de responsabilité pour nous défendre, mais voilà qu'ils nous oublient pour défendre leurs propres intérêts. Lisez, on les connaît tous. Nous sommes des enfants du village, et nous sommes au courant de tout ce qui s'y passe. Mais cette fois-ci, on ne se laissera pas faire et on dénoncera de toutes nos forces cette attribution. » Quand les habitants disent « cette fois-ci », c'est aussi pour dire que c'est là, la énième fois qu'ils regardent les autres se servir au moment où eux restent là à croupir dans un gourbi ou dans ce qui reste des maisons coloniales. « Ecrivez que nous exigeons une commission d'enquête pour juger de l'équité de cette attribution, et si cette commission conclut que cette liste est irréprochable, nous serons les premiers à féliciter les bénéficiaires. » Un autre citoyen, emporté, enchaîne : « Pour éviter toute polémique, nous demandons à ce que l'attribution des 27 lots se fasse par tirage au sort. Nous préférons nous fier au hasard plutôt qu'aux hommes ! » La déception chez les villageois est immense. « Pourtant, disent les habitants de Hamrouche Hammoudi, nous avions une confiance aveugle en nos élus. Surtout ceux d'El Islah. Malheureusement, ils ont vite oublié ce qu'ils nous avaient promis en jurant sur le Coran sur cette même place. Ils nous disaient qu'ils étaient venus pour combattre l'arbitraire... Aujourd'hui, on se demande ce qu'ils font. » Lors des dernières élections locales, El Islah avait glané haut la main la commune de Hammadi Krouma en emportant plus de 36 % des suffrages exprimés, devançant de très loin les autres partis. Aujourd'hui, après deux années de gestion, une partie de la population s'en prend déjà à ses propres élus. « Regardez où nous vivons, regardez l'état des routes. Au lieu de dépenser l'argent pour l'utilité publique, l'APC s'est permis le luxe d'acheter une 407 et une Mitsubishi. Des véhicules de luxe qui roulent dans un village fantôme. » En rapportant ces informations, les habitants cherchaient surtout à amplifier un contraste déjà assez éloquent. Car il fallait mentionner que Hammadi Krouma est l'une des communes les plus nanties du pays, mais des plus appauvries aussi. Le président de l'APC dans ses répliques aux dénonciations citoyennes tiendra à mentionner que « la liste des 27 bénéficiaires a été établie après une minutieuse étude commandée par l'assemblée communale. Nous l'avons adressée à la tutelle qui aura à juger de sa transparence. Même s'il se trouver que cette liste comporter quelques imperfections, elles ne seront que très minimes, car nous avons étudié tous les dossiers. Pour ce qui est des élus portés sur la liste, pour nous ce sont d'abord des citoyens comme les autres et qui jouissent des mêmes droits. » Evoquant la fameuse histoire de la 407 et de la Mitsubishi, le maire dira : « Le premier véhicule a été acquis après délibération de l'assemblée ; quant au deuxième, c'est un véhicule utilitaire exploité par les agents techniques communaux dans leurs déplacements. Il a été acheté pour répondre à la réalité des routes communales assez dégradées et connues pour leurs pentes... » Mais cela ne convainc nullement des villageois qui maintiennent leurs déclarations. Ils étaient nombreux à insister pour exprimer à tour de rôle leur mal-vivre, leurs problèmes et leurs attentes. Chacun a une histoire à raconter et une vie gâchée à étaler sans embarras aucun. Un jeune, 38 ans, licencié et père de famille dira : « Je suis né dans un bidonville et j'y vis encore. Je ne vais tout de même pas finir ma vie entouré de zenguel (tôle) ! » Un autre, 41 ans, emporté par la fougue des autres, force une timidité intrinsèque et enchaîne : « J'ai un dossier de logement validé en 1991 déjà. Mais d'année en année et d'une distribution à une autre, je me retrouve à chaque fois marginalisé. En attendant, je loue deux pièces pour abriter mes quatre enfants et mon matériel. » Il est mécanicien ambulant. Oui. Dans les contrées gommées de la carte de visite des officiels, il existe des « jobs bizarres » qui accompagnent une vie tout aussi étrange. La première impression que donne sa demeure, c'est une insoutenable odeur de fuel dégagée par tout un arsenal mécanique arrangé dans le couloir. Et n'était la présence de deux enfants amusés, on se serait cru dans un garage. Dehors, d'autres histoires attendent d'être racontées. Pour comprendre ces vies et pour cerner ce malaise collectif, il fallait arpenter les chemins sinueux de Z'riba. Un bidonville caché au fond du village. De la tôle, puis de la tôle et encore de la tôle. A l'entrée du bidonville, des enfants, pieds nus, s'amusent, d'autres portent des bidons. En arrière-plan de la favela, on aperçoit au loin les torches de la plate-forme pétrochimique qui enfument. Une richesse qui ne profite pas à ces enfants. Au contraire, ces fumées qui sentent le dollar à profusion ne leur procurent que poussières et autres allergies respiratoires. Ces baraques datent de la période coloniale et abritent dans leur majorité plusieurs générations. Le réseau d'assainissement a été bricolé par les habitants. Il déverse ses eaux puantes dans une chaâba située à moins de 500 m des lieux. Ici, la rétrocession de l'énergie électrique n'est pas un dépannage momentané mais une réalité conventionnelle. Les habitants s'approvisionnent en eau potable à partir d'une fontaine léguée par... « lefrancis » (les Français). Et c'est une vieille qui le dit. Rencontrée devant la fontaine, elle atteste que pour elle « rien n'a changé depuis plus de 40 ans. Jeune déjà, j'habitais dans ce gourbi, et je venais à cette même fontaine remplir mes bidons, et je continue encore à le faire. » Pour elle, le temps est suspendu. Elle s'est mariée à Z'riba, elle y a marié ses enfants qui s'apprêtent eux aussi à en faire de même pour leur enfants, et ainsi de suite. « Il y a pire », raconte l'un des citoyens qui nous accompagnait. Pour le constater, il fallait se déplacer de nouveau vers la cité des 33 Logements, des bâtisses hideuses qui viennent en amont à plus de 3 km à l'ouest du village. Un citoyen nous accueille « Regardez là-bas, c'est le château d'eau qui dessert notre cité, il est plein, alors qu'on n'a pas vu une seule goutte d'eau depuis déjà 12 jours. » Un autre citoyen enchaîne en nous invitant à visiter sa demeure. Enfin, ce qui ressemble à une demeure, car ce n'est qu'une cave aménagée. Une pièce sert conjointement de cuisine et de toilettes et l'autre abrite la famille. Les doléances des citoyens se multiplient, mais un arrangement est vite trouvé pour permettre à un handicapé d'exposer sa situation. Il en profite : « Je suis un enfant de chahid, j'exploite un abribus sur la route de Ben M'hidi. C'est un commerce qui me permet de joindre les deux bouts bien qu'il soit situé dans un endroit isolé. Dernièrement, l'APC a décidé de ramener deux autres handicapés pour partager avec moi les lieux. C'est impensable. Car étant seul déjà, je travaillais rarement, quand on sera trois ce sera pire. » La tournée aurait pu continuer pour voir encore les risques de santé publique qui minent les habitants de la cité Bit ou Kouzina ( une pièce et une cuisine) qu'on a implantée tels des bunkers, sur un autre flanc des 33 Logements, pour voir la misère des paisibles gens de l'Acacia, de ceux du camp de la SAS... Un monde de misère que toutes les pages de ce journal ne sauraient contenir.