Quatre jours après l'explosion de deux bacs de stockage au terminal pétrolier de Skikda, les commentaires quant aux origines du sinistre et ses conséquences se suivent sans se ressembler. Une seule évidence demeure : il y a bel et bien eu défaillance qui s'est généralisée pour concerner la prise en charge du sinistre, sa gestion ainsi que l'absence totale de toute mesure visant à sécuriser les populations des régions limitrophes à la plateforme pétrochimique. Le lendemain du sinistre déjà, le ministre de l'Energie et des Mines avait laissé apparaître un semblant de colère lors d'une réunion, tenue à huis clos au niveau de la plateforme pétrochimique. Des indiscrétions rapportent que lors de cette rencontre très restreinte, Chakib Khelil s'était interrogé sur le fait que « de tels incidents se produisent encore alors qu'on a investi un argent fou pour la formation dans le domaine de la sécurité depuis le dernier drame du GNL (19 janvier 2004). On a formé des cadres et nous sommes encore en train de former. On a en plus investi dans les moyens, mais voilà où nous en sommes ». Les mêmes sources évoquent aussi l'intervention du wali de Skikda qui aurait, à leurs dires, exprimé son désappointement au sujet de la désorganisation relevée dans les interventions visant à circonscrire le sinistre. Cette même désorganisation a été rapportée avec insistance par plusieurs autres intervenants qui ont assisté aux opérations d'extinction du feu. Des sources proches des opérations menées depuis le début de l'incendie à 10h jusqu'à l'écroulement du bac vers minuit, parlent de « confusion totale ». Pénurie d'eau ?! Il est vrai que la peur de voir le sinistre s'étendre à d'autres unités n'a pas été sans influer sur le rendement des intervenants, mais nos sources, qui reconnaissent le courage des éléments des Forces d'intervention de réserve (FIR) de l'Entreprise de gestion du pôle hydrocarbures de Skikda (EG ZIK) et de la Protection civile, mentionnent cependant « une certaine discordance dans la maîtrise des opérations ». D'autres sources, très au fait des opérations, vont jusqu'à parler d'une « pénurie d'eau qui s'est manifestée en pleine opération d'extinction ». Rien que ça ! Ce qui aurait amené les autorités locales à faire appel à l'Algérienne des eaux pour pallier ce manque. Un cadre de la plateforme a tenu cependant à nier l'information en affirmant : « Comment peut-on être en rupture d'eau alors que la ZIK dispose de deux grands réservoirs de sécurité, sans parler de la station de dessalement. Maintenant, il se peut que les camions avaient eu besoin d'un apport supplémentaire en eau à un certain moment. » Cela dit, des cadres spécialisés dans la sécurité industrielle ont tenu à exprimer leur étonnement au sujet des dispositions prises lors du sinistre. Ils mettent en cause une défaillance caractérisée. Elle a consisté, selon eux, à « laisser des camions d'intervention à quelques mètres seulement du premier bac qui s'enflammait et dont l'importance des flammes laissait aisément déduire qu'il risquait à tout moment de s'écrouler ». Ce qui a eu lieu à minuit et qui a causé la perte de pas moins de 5 camions d'intervention qui ont été totalement calcinés. Parmi ces pertes, on signale un camion de 30 t appartenant au complexe pétrochimique qui constitue, à lui seul, toute une armada de camions. « C'est un fleuron du genre. Une véritable usine pour combattre le feu équipée de tous les accessoires. Un bijou acquis il y a juste une année au prix fort de plus d'un milliard de centimes », témoigne un agent du complexe. Et si on admet que ces défaillances sont en partie engendrées par l'importance du sinistre et aussi par le manque de moyens matériels appropriés à ce genre d'incident, il reste à évoquer d'autres défaillances encore plus graves. Sauvés par les semi-remorques Un cadre du terminal rapporte à cet effet : « Sans trop disserter sur les causes réelles de l'accident, il faut savoir que le système de sécurité des bacs n'a pas fonctionné comme il devait. Ni pour le premier bac ni pour le deuxième. Ces bacs sont dotés pourtant de pulvériseurs circulaires pour éteindre toute flamme éventuelle. Autre chose, on parle beaucoup de la présence d'une concentration importante de gaz auprès du premier bac, dans ce cas, il faut poser la question suivante : le terminal pétrolier de Skikda est-il doté de détecteurs de gaz ? Et si c'est le cas, pourquoi ces détecteurs n'ont pas fonctionné pour signaler cette présence importante ? » Le ministre de l'Energie et des Mines avait tenu, lors d'une rencontre avec la presse, à mettre en évidence, sans trop verser dans le détail, « l'absence de tout esprit sécuritaire qui perdure sur nos installations ». Une façon de reconnaître que de tels incidents ne devraient a priori pas avoir lieu. Des têtes vont-elles tomber ? M. Khelil a estimé que la solution « n'est pas dans la sanction, mais plutôt dans la nécessité d'instaurer une culture de sécurité que chacun aura à cultiver à son niveau ». La désorganisation relevée dans la gestion du sinistre ne devrait pas omettre une défaillance tout aussi grave, à savoir l'absence des autorités locales dans la gestion du volet sécuritaire des citoyens. Car si dans le centre-ville de Skikda, une grande partie des habitants était totalement dans l'ignorance de ce qui se passait à moins de 7 km de leurs demeures, ce n'était malheureusement pas le cas pour les habitants des régions limitrophes de la plateforme pétrochimique. Et comme Skikda n'est pas seulement Les Arcades et leurs périphéries, mais plutôt toute une région, il convient dans ce cas de dire que les habitants de Skikda ont passé une nuit de grande panique. Hier d'ailleurs, une grande amertume restait encore perceptible chez les habitants d'El Guelta et de Hamrouche Hammoudi (Vallée). Les premiers habitent à moins de 300 m du premier bac. Ils ont vécu l'enfer durant plus de 48 heures. Un habitant tiendra d'abord à nous montrer des faits : « Regardez, vous voyez ces arbres. Regardez leurs feuilles, elles se sont abîmées sous l'effet de la chaleur qui se dégageait. » Pour nous raconter par la suite l'exode massif de toute l'agglomération : « Malgré la chaleur insupportable dégagée par les flammes, nous avions préféré rester chez nous. A minuit, nous avons vu le bac s'écrouler devant nos yeux. Je regardais un liquide de feu qui s'est dégagé et qui semblait venir vers moi. A ce moment, tout le monde a compris que les choses se sont aggravées et une grande panique s'est emparée de nous. Tout le monde courait. Moi personnellement j'ai emmené ma femme et mes enfants vers Beni Béchir (un village situé à plus de 6 km des lieux, ndlr). On a marché plusieurs kilomètres. Il y avait avec nous des dizaines d'autres familles. Les femmes et les enfants pleuraient. On avait l'impression qu'il faisait jour tellement le ciel était illuminé. Arrivés à Beni Béchir, on a été accueilli par les habitants. Une grande partie des hommes a passé la nuit dehors, les femmes et les enfants ont été hébergés par les habitants. Personne n'est venu nous voir. Personne. On été livrés à nous-mêmes. » Hier, la localité d'El Guelta était encore engloutie sous une épaisse couche de fumée noirâtre. L'atmosphère était polluée et la respiration très difficile. On ne sentait que l'odeur du brûlé. Un habitant témoigne : « A ce jour, personne n'est venu s'enquérir de l'état de santé de nos enfants. Ils ne pensent qu'à leur usine. Ils ont déclaré à la radio qu'ils ont distribué 500 masques de protection aux riverains. Où sont donc ces masques ? Moi je n'ai rien vu. » La colère était vraiment grande. A quelques kilomètres de là, on retrouve le même sentiment de douleur et de colère. A Hamrouche Hammoudi (Vallée), un village au ciel enfumé, les citoyens sont consternés. « Tout le village a été délaissé par ses habitants au courant de la nuit de mardi à mercredi. Il ne restait ici que quelques jeunes voleurs qui profiteront de notre malheur pour voler quelques habitations », raconte un habitant rencontré sur la place du village. « Dites que les habitants de Vallée ont été délaissés. Personne n'est venu nous informer et nous rassurer. On été livrés à cette flamme qu'on apercevait. » Il décrit les mêmes scène de panique : « On a été sauvés par les chauffeurs des semi-remorques qui stationnaient sur la route. Ils nous ont aidés en nous permettant de monter sur les remorques pour nous emmener loin de Vallée. Ce sont les seuls qui étaient avec nous parce que la majorité des habitants ne dispose pas de véhicule. » On a ramené la brigade antiémeute Au moment où il parlait, un véhicule arpente une ruelle. « Vous voyez ce véhicule, il vient juste de rentrer à Vallée. Ses propriétaires se sont sauvés pour rejoindre des proches à Sétif. » Un autre habitant témoigne : « Moi j'habite en dehors du village. Des personnes sont venues pour nous donner des masques de protection. Elles ont dit que la priorité est pour les enfants. » Un troisième revient sur l'« exode » : « Des dizaines de familles marchaient vers le village le plus proche pour s'abriter. Dans cette confusion, des jeunes ont profité de la situation pour apeurer davantage les habitants, je pense qu'ils cherchaient à avoir tout le village à leur disposition en vue de le piller. Certains ont refusé de quitter leur maison, mais la majorité a fui. On aurait aimé que les autorités soient présentes ou du moins qu'on nous informe. On était totalement à la merci de cette flamme. Le lendemain matin, quand nous sommes revenus à nos maisons, on a trouvé plusieurs camions de la Gendarmerie nationale stationnés à l'entrée. » Il explique leur présence par le fait qu'une rumeur avait circulé la veille rapportant que les habitants de Vallée allaient organiser une marche de protestation vers le siège de la wilaya. « C'est vrai qu'il y avait de la peur, mais aussi beaucoup de colère. D'ailleurs, comment ne pas exprimer sa colère quand on voit des femmes prises d'hystérie, des diabétiques à terre, des enfants blancs de peur ? Celui qui n'a pas vu ne peut pas comprendre. » Avec le recul, les témoignages deviennent plus sobres, même si certains responsables tentent de minimiser l'ampleur de la panique alors que d'autres vont jusqu'à caricaturer les actes de détresse des citoyens. Beaucoup d'autres cas similaires à ce qui s'est passé à El Guelta et à Vallée restent à évoquer. A l'exemple du maire d'El Harrouche qui, en pleine nuit, appelle son collègue de Skikda pour lui dire : « Mais que se passe-t-il à Skikda ? J'ai des centaines d'habitants de votre ville qui sont là. » On a même appelé de Collo pour demander ce qui se passait à Skikda parce que la lumière dégagée par les flammes était perceptible à Collo, Azzaba, Toumiates...Tout le monde l'a vue, sauf ceux qui refusent de voir, ça va de soi.