A la dernière décade de juillet 1959, l'opération Jumelles battait son plein à Tamgout (Adrar n-Aït Jennad), une des zones de l'ex- Wilaya III, qui culmine à près de 1300 mètres. Elle sera alors passée au peigne fin par d'interminables contingents français d'infanterie. Ce Bersi Bachir, un rescapé, élément primordial au service «Acheminement» dans cette contrée comprenant Tamgout, Azeffoun, Bounamane, Akfadou…, y perdra deux frères (Mohand, 24 ans, et Saïd, 20 ans). Il nous parle de son inséparable compagnon d'armes, Mohand Ourezki Chabane, surnommé «Boukejjir» après la perte de son pied en passant sur une mine antipersonnel à Medj Errihane (Ibsekriene). «Nous étions 6 ou 7 moudjahidine à passer normalement dans un sentier très étroit, après avoir descendu de ‘‘Tigherghar'', au virage ‘‘Akhriv Ouchallal'' (bas Tamgout). Sur la crête, il y avait une baraque où, de nuit, nous préparions la nourriture. Tout près, une rivière d'eau limpide intarissable. A l'aube, vers 2h30, nous prîmes la route à la recherche de sites ‘‘sûr'' et comment avoir du ravitaillement. Après avoir dépassé la maison de Ali Mohand-Saïd, sur la route de Tigherghar, nous nous dirigions vers Ibsekriene. J'étais en tête, Mohand Ourezki me suivait. En arrivant à la rivière de Medj Errihane, ce dernier s'est arrêté pour boire. Aussitôt sa soif étanchée, il accélère le pas pour reprendre sa place dans la file, car la consigne était que chacun doit se souvenir du compagnon qui le précède et de celui qui le suit. De la sorte, en cas d'accrochage, les rescapés éventuels sauront décrire où auraient pu tomber des absents (?), Qui seraient-ils (?), etc. J'étais le premier, suivi par Abdelkader Chabane (décédé), puis Mohand-Saïd, de Tiaïnssert, Idjermnane (Saâdi et Akli) d'Azeffoun, M'hand n-Bounaâmane, Moh n-Tazebboujt (encore en vie). On était 5 à 6 à passer sans problèmes ; soudain, j'entendis la déflagration ; je retourne sur mes pas et trouve Mohand Ourezki effaré. Je constatais que la partie haute de sa chaussette, par laquelle il a enserré le bas de son pantalon à même la chaussure, est sectionnée juste au-dessus des chevilles, serrant toujours la partie du pantalon sur le reste de la jambe. Il me disait ‘‘Al Vachir agma, où est mon pied ?'' Je lui montrai l'autre pied, il me dit ‘‘pourquoi tout ce sang ?'', je lui dis que ce n'est que des ronces qui t'ont griffé ! Courage ! Puis s'ensuivirent des tirs de la 24. L'embuscade était bien préparée par l'ennemi, mais guettant des maquisards qui viendraient depuis Ibsekriene pour aller vers Tamgout. Là était notre ‘‘chance'', nous qui venions en sens inverse, en passant par derrières les embusqués ennemis. Tous les tirs qui nous visaient passaient loin au-dessus de nos têtes, nous ne remarquions que des branches de chêne-liège et de zen, qui tombaient au sol. Affolé par sa blessure et les douleurs, Mohand Ourezki me priait de l'achever et partir. Je lui dis : ‘‘Si tu ne veux pas que nous mourrions tous, calme-toi et résiste''. Devant la nouvelle situation d'impasse, j'appelle Boudjema Bouqroch (Sadat), plus corpulent par rapport aux autres et lui dis : Tu le transportes et tu choisis les éléments qui t'accompagnent, ou je le transporte et, dans ce cas, j'ai déjà le choix de ceux qui m'accompagneraient». Jambe coupée à la scie «Boudjemaâ me dit d'accord, c'est moi qui m'en occupe et il prit avec lui Moh Tazebboudjt, Saâdi Idjermnane, Mohand Salah de Iachuva (qui sont toujours en vie). Nous reprîmes donc notre chemin directement vers ‘‘Adghagh Ireqqen'' (La pierre qui s'enflamme)», un nom bizarre, mais qui existait depuis la nuit des temps. Ce lieudit est situé au bas d'une falaise vertigineuse du même massif forestier, en bas duquel se trouve une source naturelle, appelée ‘‘Ta3wint u-Seklu''. ‘‘Ils l'ont donc transporté jusqu'à l'infirmerie, que seuls moi et Boudjemaâ Boqroch, qui y a déjà pour sa blessure, connaissions où elle se trouvait et par quel sentier on peut l'y atteindre. Sur place, on lui a coupé alors la jambe avec une scie à métaux, un peu en bas du genou, pour ‘‘éradiquer'' les endroits de chair atteinte par la poudre de la mine, avant de le coudre avec du fil ordinaire, de jute», pensent-ils, mais pas tout à fait sûrs d'eux-mêmes. Est-ce qu'il y avait de l'anesthésie ? Ils l'ignorent, mais ils pensent qu'il n'y en avait pas. On le soignait alors sur place avec des feuilles broyées de cytise et de filaire (illugwi et tametwala), et on lui a confectionné une béquille en bois pour pouvoir se mouvoir. ‘‘Au bout d'un certain nombre de jours, nous l'avions ramené jusqu'à Lahdoud (Tamassit)''». Il y restera dans la casemate construite par Amokrane n'Amar dans la maison de Mme Chabane (Hesni n-Mhenna, née Khelfa), tante maternelle de Si El Bachir (Bersi), et ce, jusqu'à l'indépendance. Son cousin Chabane Abdelkader (aujourd'hui, décédé) lui tenait compagnie. Les vaillantes femmes s'occuperont de lui jusqu'à sa guérison. Ils «partagent» leur café avec des… militaires français ! Un jour, alors que la région était couverte de neige, un ratissage a été entrepris autour de Lahdoud. Avec ses précautions habituelles, dira le narrateur, «ma tante Hesni, qui retourna à la maison, avec ce calme qu'on lui connaissait, après avoir constaté l'encerclement par des soldats de tout le quartier, interpella en plaisantant : ‘‘At ihdayin ! selkemt imanen kunt, inevgawen !'' (Filles ! Dépêchez-vous, on a des ‘‘hôtes''). En ce moment même Abdelkader et Mohand Ourezki étaient autour de l'âtre savourant du café dont les tasses étaient posées sur une table, diminuées juste de quelques gorgées. Ils s'engouffrèrent dans la casemate, sous l'étable abritant les moutons. Mohand Ourezki est père d'une fillette attardée mentale. Les soldats arrivent : ‘‘Tiens, tiens ! Il y a du café, les enfants! C'est pour qui, dites-nous ça ?'', répétait celui qui semblait être leur chef. ‘‘Vous ne voyez pas? Nous venons de nous réveiller ; c'est notre café matinal'', leur rétorque calmement Hesni n-Mhenna (décédée en 2012, ndlr). ‘‘Je prends une gorgée, Madame ?''. ‘‘Prenez tout ; on va vous en préparer si vous voulez, il nous reste encore un peu de poudre''. ‘‘Oh, merci, vous êtes généreuses ! Pas de fellagas par-là ?'' ‘‘Chez nous, fellaghas, non Messiou!''. Inimaginable destin : deux maquisards ‘‘partagent'' du café avec leurs… ennemis. Pendant la discussion, la petite enfant de Mohand Ourezki répétait, toute joyeuse, à l'adresse des soldats : ‘‘Vava, ar va3-va3 ! Vava ar va3va3'' ! ‘‘Qu'est-ce qu'elle dit?'' ‘‘Oh ! C'est rien elle veut faire sortir ‘‘ses'' moutons paître dans la neige''. Réaction qui fera se marrer tout le monde, alors que l'enfant répétait la vérité, que son papa était auprès des moutons... Le compagnon de ‘‘Bouqejjir'' rapporte encore cette belle anecdote : ‘‘Lorsque nous revenions nombreux au refuge de Lahdoud, nous trouvions l'épouse de Mohand-Ourezki qui nous interroge : ‘‘Mes frères, qu'en est-il advenu de Mohand-Ourezki ?'' Et tous les moudjahidines s'accordent à la tranquilliser : ‘‘T'inquiète pas Madame, il a été affecté à Akefadou !'' Sitôt tout le monde dehors, elle vient me dire en aparté, ‘‘Akka Al Vachir agma, les moudjahidine ne mentent jamais !'' en éclatant de rire. Elle le fait sortir ensuite de sa cave pour que nous nous revoyions'»'. De ces anecdotes, nos miraculés maquisards (Bersi Bachir, Chabane Mohand et leurs épouses) n'en finissent pas de raconter, aujourd'hui encore. En les écoutant, nous estimons qu'il est vraiment temps que les moudjahidines encore en vie et les autorités compétentes pensent à leur organiser des hommages. Par la même occasion, il serait impératif d'inviter le nommé Amokrane n-Amar Ou-Boudjemâ (Amenouche), ancien coiffeur, vivant présentement à Alger. C'était lui qui venait fréquemment raser les barbes des deux moudjahid et leur couper les cheveux. Une besogne qui durera de 1959 à 1962, période vécue dans cette casemate à Lahdoud chez feue Hesni n-Mhenna. Sacrés miraculés ! Hidouche d'Igoujdal (18 ans) tomba à Lahdoud Si El Bachir n'oubliera jamais aussi l'histoire de Hidouche, un jeune djoundi de 18 ans, du village Igoudjdal (Azeffoun), fils de Hend n-Saïd Lounes, détaché provisoirement du groupe du capitaine Rouget. Il sera gravement blessé dans une embuscade à Lahdoud, alors qu'il accompagnait Boudjema Bouqroch en allant collecter du pain. J'étais avec Saadi n-Hendou, attendions à la mosquée de Lahdoud, après avoir récupéré ce qu'il y a comme nourriture au djeich, tandis que Boudjemaâ imprudent, arrivé à la maison de M'henna Mohand Amokrane, y «tançait» les femmes : «Dépêchez-vous de nous faire du pain». Or, surplace, se souvient Si El Bachir Bersi, tout le monde savait qu'il y avait des militaires embusqués. Certaines femmes passaient ou jetaient des galettes subrepticement à travers l'entrebâillement des portes. Il reste une galette à récupérer à la maison de Mohand Ameziane Moh Ouali (Yermèche), une autre chez Fetta El Mulud (Chabane). Les soldats étaient du coté de la maison d'Amokrane n-Amar. Des rafales ! Pendant ce temps, nous avions, moi et Saâdi, récupéré le pain chez Tatahart (Laoudia) et chez Arezki Boudjemaâ. Le jeune Hidouche a la jambe et l'abdomen traversés par des balles. Par miracle, la nuit aidant, nous réussissions à le récupérer et le transporter jusqu'à «Aslen Ouakkour» (Agraradj) où nous confectionnons un brancard. Curieusement, il suffisait de tirer, d'une seule main, sur une branche, notamment des aulnes bordant l'oued «Ighzer Ouzaghar», elle s'arrache comme par enchantement. Et, hormis des cordes, nous n'avions pas de haches, ni de sécateur. Pour la sécurité du groupe, je précédai de plusieurs mètres mes compagnons. En arrivant au bas de la maison de Si El Mehdi, au pied de la forêt, nous fîmes halte. Là, Boudjema Bouqroch donna à boire au blessé qui ne cessait de lui en réclamer. Nous continuâmes notre chemin jusqu'à «Amdiq Taâzrawt», en pleine forêt, Boudjema lui donna encore de l'eau. A notre arrivée à «Azebboudj», plus haut, la fatigue nous imposa une autre pause et Boudjema y resta sur place avec M'hand Ourezki, tandis que nous continuâmes jusqu'à «Agouni g-Ejber» (au flanc du dense Tamgout) où nous déposâmes le jeune Hidouche dans la casemate d'Arezki Bwamar (Bersi), tombé au champ d'honneur aux premiers jours de l'opération Jumelles. Sortant à la recherche de plantes médicinales pour panser les plaies du blessé, les djounouds le trouvèrent à leur retour succombé, suite aux pertes de son sang. Le père du jeune Hidouche, Hend n-Saïd Lounes, avait été victime d'une blessure similaire que celle de son fils. Il resta un mois à l'infirmerie de Medj Errihane, nourri uniquement au lait et aux biscuits. En lui donnant une tasse de lait, sitôt bu, sitôt le lait suintait de la blessure de son abdomen. Un jour, ce dernier, bien guéri, voit l'arme de son fils chez Saâdi n'Hendou. «Cette arme est celle de mon fils, Hidouche, je mets la main au feu…». «Oui, c'est vrai, mais ton Hidouche a été affecté à Larbaâ Nath Irathen, avec une autre arme…». Le pauvre, il ne savait pas que son cher enfant était déjà enterré à Agouni g-Ejber (Tamgout), avant la fin du destructeur plan «Jumelles» du général Challe en Wilaya III.