Le village d'Ihitoussène, dans la commune de Bouzeguène, à une soixantaine de kilomètres à l'est de Tizi Ouzou, a marqué l'histoire de la région par le travail de ses forgerons. Berceau de la forge et de la maréchalerie, depuis le XVIIIe siècle, le village a su imposer son art dans de nombreuses régions de la Kabylie et dans au moins 17 wilayas de l'est du pays. Le village d'Ihitoussène, qui a célébré le 6 août dernier la deuxième édition de la Fête de la forge, a voulu à travers cet événement sauvegarder un métier qui a subi, durant ces trois dernières décennies, un net recul dans le travail et engendré une diminution importante de la clientèle, conséquence d'une mécanisation accrue de l'agriculture. La Fête de la forge, initiée par l'association Sebâa Zzbari (les sept enclumes), a donc pour objectif la préservation de ce métier (la forge), une activité aujourd'hui menacée de disparition, conséquence d'une concurrence implacable engendrée par l'industrialisation, avec ses processus de production à la chaîne. Grâce à cette manifestation, le métier, qui a fait les beaux jours du village durant plus d'un siècle, commence à renaître de ses cendres, avec la mise sur pied de nombreuses activités et ateliers allant dans le sens d'une redynamisation de cet art, qui, il y a quelques décennies, a développé l'économie rurale. Durant, cette fête, les responsables de nombreux secteurs, comme ceux du tourisme et de l'artisanat, ainsi que ceux de la culture, ont promis d'apporter toute l'aide nécessaire pour la sauvegarde de ce métier ainsi que les moyens nécessaires. Aujourd'hui, ils ne sont plus que quelques dizaines de forgerons qui continuent vaille que vaille à perpétuer le métier de la forge, alors que la maréchalerie, elle, fait désormais partie de l'histoire. Trouver maintenant une bête de somme à ferrer relève carrément du miracle. Les ânes, les baudets et les mulets sont devenus rares. «Durant les années 1960 et 70, nous étions exemptés d'impôts» A Ihitoussène, les forgerons résistent encore à une conjoncture bien défavorable. «Durant les années 60 et 70, nous étions exemptés d'impôts. On contribuait à large échelle au développement de l'économie rurale. On allumait notre four à 4 heures du matin et on n'arrêtait le travail que vers minuit. On dormait très peu et on n'avait même pas le temps de manger un croûton, s'exclamait Dda Ouramdane, un vieux forgeron, qui a dompté le fer durant plus de soixante ans. Ses enfants et petits enfants n'on pas repris le flambeau, ils regardent d'autres horizons dominés par les mathématiques, l'informatique et autres technologies de pointe. Il en est de même pour les autres forges. Ces dernières ferment l'une après l'autre, frappées par l'industrialisation et la perte de la clientèle. L'abandon du travail de la terre en raison d'une rente pétrolière qui assurait tous les besoins du pays n'est pas pour arranger les affaires des forgerons. Le forgeron et le paysan On a du mal à imaginer comment, autrefois, le village d'Ihitoussène faisait bloc autour du forgeron et des autres artisans. C'était avant l'arrivée du tracteur, qui a remplacé la paire de bœufs, le forgeron, homme du fer, du feu, des chevaux et des mulets, occupait une place prépondérante dans la vie et l'activité des campagnes. Il était le seul qui détenait le savoir de fabriquer tous les outils agricoles, les équipements domestiques, leur réparation, le ferrage des bêtes de somme pour accomplir aisément les labours. Le forgeron jouait un rôle essentiel dans l'économie rurale et le village vivait, grâce à lui, dans la prospérité. Son métier, son amour du travail, ses relations avec ses clients, sa disponibilité à rendre service à tout le monde, sont des caractéristiques propres au forgeron. La forge fut un lieu de rencontres utiles et de convivialité pour tous les gens de passage. Pour se faire rétribuer le fruit de son travail, le forgeron n'avait aucune ambition de s'enrichir, il considérait son activité un peu comme de l'entraide. A la fin de la journée, il recopiait dans son carnet noirci de fumée, tous les services accomplis durant la journée. Il ne réclamait que rarement son dû de peur de perdre son client ou de se faire passer pour un démuni. Le règlement se faisait, une fois l'an, généralement en nature, du grain, des fèves, des figues, de l'huile, etc. Les armes de l'insurrection Pionniers de la forge et de la maréchalerie, les forgerons d'Ihitoussène, village qui porte comme nom le métier «ahitos» qui veut dire forgeron, ont marqué leur histoire. Cette histoire débuta avec ce forgeron venu s'installer sur cette terre du «saint Sidi Moussa», à Aït Sidi Hend Ouali, dans le douar des Ath Yedjar (aujourd'hui Bouzeguène). On raconte qu'il avait été bien reçu, car on reconnaissait son œuvre. C'est à partir de ce jour que le village grandira et connaîtra des moments intenses. Avec une enclume, un soufflet, des marteaux et des pinces, la forge des Ahitos allait prospérer et devenir le pourvoyeur de tous les outils agricoles. De l'unique enclume de la première forge, on fabriquera six autres pour un total de sept enclumes. Les autres forges qui ouvraient ici et là ne pouvaient se faire que si les propriétaires venaient s'approvisionner en matériel (enclumes, marteaux, pinces et même des soufflets). Ils fabriquèrent tout ce dont avaient besoin les habitants comme les serrures, pour leur sécurité et les lampes à huile pour éclairer leurs nuits, ou tout autre objet de fer. Les forgerons d'Ihitoussène, qui avaient de l'adresse pour dompter le fer, avaient également du génie pour fabriquer des armes anciennes et de la poudre à canon. Les armes fabriquées discrètement dans les ateliers de forge d'Ihitoussène ont été acheminées sous l'occupation coloniale vers des zones insurrectionnelles qui ont abrité des batailles comme celle des Icheridhen, sous la conduite de Fadhma n'Soumer, celles menées par Cheikh Ahhedad et El Mokrani. Une vingtaine de combattants du village y laissèrent leur vie. Ils reposent aujourd'hui sous de lourdes dalles de pierre dans le vieux cimetière d'Anar, au village. Un patrimoine à sauvegarder Au vue du danger qui menace l'existence même de la forge, une association, dénommée association culturelle Sebaâ Zzbari, (les sept enclumes), du village Ihitoussène, a été créée pour sauvegarder ce métier, promouvoir les activités de forge et transmettre le savoir-faire des anciens aux générations futures. Un musée de la forge a été construit en 2010 grâce à l'appui d'un collectif de jeunes, dont le défunt journaliste, Salem Hammoum, qui fut le fer de lance du double projet, avec l'émergence, au dessus, d'un monument de mémoire dédié aux martyrs du village. L'association entend relever le défi de réactiver l'art ancestral pour le faire connaître à tout le pays. L'association a organisé deux éditions de la Fête de la forge en août 2015 et 2016 et a pris part à de nombreuses autres manifestations culturelles, festivals et fêtes du patrimoine.