Pionniers de la forge et de la mar�chalerie au Maghreb, les forgerons du village Ihitouss�ne, tribu qui porte comme nom son m�tier (ihitouss�ne, pluriel du nom berb�re ahitos qui veut dire forgeron ou encore fils du dieu de la forge dans la mythologie grecque), avaient install� pr�s de trois cents ateliers de forge � travers dix-sept wilayas d�Alg�rie et trois pays, la France, l�Allemagne et la Syrie. Leur anc�tre Ahitos serait, d�apr�s la tradition orale, et selon la th�se la plus plausible parmi les trois en vogue, un forgeron grec ayant accost� au XVIe si�cle en Kabylie maritime avant de s�installer � Ath-Idjeur, actuellement Bouzegu�ne, sur les terres du saint homme Sidi Moussa qui l�a accueilli pour offrir ses bons et loyaux services � la soci�t� paysanne de la r�gion qu�il pourvoyait en mat�riel aratoire, et � laquelle il r�parait et fabriquait tous les outils n�cessaires � l�agriculture ainsi qu�au confort de ses habitants comme les lampes � huile, les serrures et tous les objets en fer. Les sept enclumes d�Ihitouss�ne Ahitos a t�t fait de transmettre son exceptionnel savoir-faire � sa prog�niture qui a su perp�tuer la tradition pour porter le m�tier en dehors de la localit� et investir la quasi-totalit� du territoire national o� l�on a comptabilis� environ trois cents forges toutes g�n�rations confondues. Les Ihitouss�ne fabriquaient eux-m�mes leurs enclumes dans la forge m�re du village. Ils con�urent d�abord sept enclumes, une par famille de la lign�e d�Ahitos, un chiffre impair que les Grecs liaient � l�activit� et � la masculinit�. Mais une autre th�orie fait r�f�rence � la symbolique du chiffre sept tenant compte des attributs du fer et de son ouvrage. Plus tard, les Ihitouss�ne fabriqueront des enclumes � tous leurs enfants qui d�siraient exporter leur m�tier tout comme aux artisans d�Alg�rie qui en formulaient la demande. Leur philosophie transcendait tout �go�sme pour transmettre leur savoir-faire � leurs apprentis des autres r�gions, perp�tuant indirectement le m�tier dans les coins les plus recul�s du centre et de l�est du pays. Les Ath-Idjeur juraient � l��poque au nom des sept pr�cieuses enclumes � Ahaq Sevaa Zvari Ihitouss�ne�. Cela en r�f�rence � la g�n�rosit� des hommes, d�un m�tier et de la solidarit�. Les forgerons d�Ihitouss�ne n��taient pas pay�s � l��poque en esp�ces. Ils se faisaient r�tribuer en nature, une fois l�an lors des r�coltes, par des mesures d�orge, de figues s�ches et autres produits de l�agriculture selon un bar�me qui satisfaisait les fellahs. Cela se d�roulait dans une ambiance festive dans les villages o� s�accomplissaient des rituels anciens. La baraka des forgerons leur valait bien des attributs. T�moignant de la m�me attitude suggestive de l�apaisement et de la conciliation, les forgerons sont appel�s au r�glement des conflits tribaux. La route du chemin de fer L�Est alg�rien fut la destination privil�gi�e des forgerons d�Ihitouss�ne o� ils ont commenc� � s�installer au XVIIe si�cle. Un itin�raire qui suivait naturellement le progr�s et la civilisation : � pied ils joignaient Ighzer Amokrane d�o� ils prenaient le train vers Beni Mansour puis vers les villes et villages de l�est avec des haltes communautaires et un transit � Mansoura, dans les ateliers de Sadi Sa�d et ses fr�res Ameziane et Tahar qui leur offraient g�te et couvert. Cette forge fut consid�r�e comme un v�ritable centre d�apprentissage o� les apprentis recevaient leur sacre avant de s�installer � leur propre compte. Le lendemain, ils reprenaient le chemin de fer vers Bordj-Bou- Arr�ridj, S�tif, Constantine, Teleghma, Batna et autres villes et villages jusqu�� la fronti�re tunisienne. Les dompteurs de fer ont su, � chaque fois, s�adapter � leur nouveau milieu et s�imposer par leur m�tier avant de fondre dans leur nouvelle soci�t� sans conc�der de leur culture ni de leurs traditions. Le premier d�part en famille fut l��uvre de Amirouche Meziane � Tazmalt, un militant de la cause nationale de la premi�re heure dont la forge avait accueilli Abane Ramdane et Boudiaf et bien d�autres artisans de la R�volution. Les armes de l�insurrection arm�e Le g�nie des forgerons d�Ihitouss�ne leur a valu de verser dans la fabrication des armes anciennes et de la poudre � canon ayant servi durant les insurrections arm�es de 1857 et 1871 (Icheridhen, El-Mokrani, Chikh Aheddad, Fadhma n�Soumeur) et bien avant, en 1852, lors de l�invasion des Ath-Idjeur par l�arm�e coloniale. Lors de ces batailles, le village perdit dix-sept de ses guerriers dont Mohand ou Moussa, Mohand vou Thchenfirth, Hamou T�aamroucht, Mohand Ahitos ou encore Mohand vou Thchenfirth. Plusieurs ouvrages feront r�f�rence � la fabrication des armes par les forgerons d�Ihitouss�ne. Si Amar Oussa�d Boulifa dans ses M�thodes de langue kabyle, paru aux �ditions Jourdan � Alger en 1913, �crivait : �Les ma�tres forgerons d�Ath-Idjeur (actuellement Bouzegu�ne) fabriquaient des armes�� Tout comme Boukhalfa Bitam qui, dans son ouvrage Les justes raconte comment les armes de l�insurrection arm�e fabriqu�es � Ihitouss�ne �taient achemin�es � dos de mulet vers les ateliers de haute pr�cision des Ath-Yenni pour y subir les finitions. Des archives in�dites de la p�riode turque y faisaient �galement r�f�rence dans un chapitre traitant de l�artisanat en Kabylie. Il y est fait mention, selon un historien, de la sociologie des forgerons d�Ihitouss�ne, de l�art de la fabrication des armes et de leur mode de migration. Un fait in�dit illustre le savoir-faire des forgerons d�Ihitouss�ne : le bureau de poste de A�n Azel (S�tif) sollicite un jour les services d�un forgeron pour fabriquer une nouvelle cl� au coffre-fort de l�agence postale. Ils en fabriqu�rent deux dont l�une sera remise aux r�sistants locaux de l��poque qui d�roberont une forte somme d�argent destin�e � pr�parer la r�volte. Les forgeons d�Ihitouss�ne payeront cher leur outrecuidance puisqu�ils p�riront dans la prison de Lamb�se. Pour l�anecdote, les lourds portails de cette prison fabriqu�s en fer forg� et sans soudure sont l��uvre du forgeron d�Ihitouss�ne Amirouche Lahc�ne, un d�tenu de droit commun� La division d�Alger pour contenir les d�fenseurs d�Ihitouss�ne Pour venir � bout des guerriers d�Ihitouss�ne � lors de cette fameuse invasion � laquelle les Ath-Idjeur firent face vaillamment, notamment lors de l�attaque de Taourirt �, en 1852 , la soldatesque coloniale mobilisa, selon l�extrait du livre Histoire de Ch�rif Bou Baghla du commandant Joseph Nil Robin, un impressionnant dispositif militaire pour faire face aux guerriers d�Ihitouss�ne qui disposaient d�armes � feu et de canons : �La division d�Alger, qui avait pour mission de contenir les d�fenseurs d�Ihitouss�ne en formant la deuxi�me ligne, s��tait mise en marche de la mani�re suivante : � gauche, sous les ordres du g�n�ral Bosc, deux bataillons du 25e l�ger, un bataillon du 60e, les canonniers � pied, les chasseurs � pied.� Certains de ces forgerons, �galement concepteurs des premi�res serrures de la r�gion, pousseront encore plus loin leur art en frappant de la fausse monnaie pour perturber l��conomie coloniale. Deux de ces faux monnayeurs seront arr�t�s � Constantine et incarc�r�s � Lamb�se. Participation � la survie de l��conomie rurale La r�putation des forgeons d�Ihitouss�ne d�passera largement les fronti�res de la r�gion. Ils seront les ambassadeurs de la localit� dans des dizaines de villes et bourgs � vocation agricole, notamment de l�est du pays, participant de ce fait par leur labeur � la survie de l��conomie rurale dans de lointaines et isol�es contr�es. La vie et le g�nie de ces dompteurs de fer n�a pas �chapp� � Germaine Laoust Chantr�aux, directrice de l�ouvroir des jeunes filles d�A�t-Hichem, qui a photographi� pour la post�rit� ces valeureux forgerons en 1935. Une sublime photo qui illustre son fameux livre Kabylie c�t� femmes o� l�on retrouve �galement la photo d�un Ahitos, celle du chahid Aliane Mohand Larbi en compagnie de ses enfants. Facteur � Ifigha, il sera tortur� puis ex�cut� par l�arm�e coloniale qui a �vent� ses accointances avec le FLN auquel il sortait des mandats destin�s � la Wilya III portant des noms de b�n�ficiaires fictifs. Un patrimoine � sauvegarder Les habitants du village Ihitouss�ne doivent absolument sauver ce lourd patrimoine. L�association Sevaa Zvari Ihitouss�ne, longtemps en hibernation, entend relever le d�fi de perp�tuer cet art ancestral et de le faire conna�tre au pays � travers des actions scientifiques et loin de la folklorisation. Pas tr�s loin dans le temps, le village Ihitouss�ne �tait pr�sent dans les manifestations culturelles, � c�t� des r�gions de la wilaya excellant dans certains arts, avec des expositions d�armes anciennes, de lampes � huile et autres objets li�s � ce m�tier. L�arm�e coloniale qui avait occup� le village en 1960 a dilapid� de pr�cieuses pi�ces de la forge m�re. Un soufflet de forme horizontale dit � la caucasienne et dont la repr�sentation figure sur certaines st�les romaines, des lampes � huile et autres objets fabriqu�s par les forgerons du village sont expos�s au mus�e du Louvre. Dans les temps lointains, le forgeron �tait consid�r� comme le sauveur de l�humanit�, celui qui est � l�origine de la vie et de la mort, car c��tait lui qui fabriquait la lame qui coupe le cordon ombilical, la charrue pour labourer la terre nourrici�re et la pioche qui creuse la tombe de l�homme.