Pour sa neuvième édition dans un contexte de crise où le ministère de la Culture semble bizarrement le seul département gouvernemental à avoir annoncé publiquement ses restrictions budgétaires (la culture a toujours bon dos), le Festival international de la bande dessinée d'Alger (Fibda), qui se tient du 4 au 8 octobre, toujours sur l'Esplanade de Riadh El Feth, montre que les bulles de l'imagination peuvent supporter, en partie du moins, les déboires de la bulle financière. Nouveau : l'entrée sera payante avec la modique somme de 50 DA assortie d'une gratuité pour les enfants, et les stands, jusque-là offerts, seront loués. Une manière en ces temps difficiles de renflouer quelque peu le budget de la manifestation et de susciter de nouvelles démarches et comportements culturels. Nous aurons à reparler de ces questions qui croisent les mondes de l'art et de l'argent… Cette neuvième édition vient souligner le succès d'un rendez-vous couru par les jeunes et les moins jeunes et suscitant des passions qui s'affirment de plus en plus. Le programme annoncé s'avère foisonnant, voire copieux, au point que l'on peut ignorer que la ceinture budgétaire ait été serrée. Dès mardi prochain, une quantité impressionnante d'activités nationales et internationales viendront ponctuer les quatre jours du festival (voir détails sur le site www.bdalger.net). Deux revenants de poids se distinguent à nos yeux dans cette offre généreuse. Le premier est un être imaginaire, particulièrement important dans la mythologie moderne des Algériens et leur découverte de la bande dessinée dans les années cinquante. Il s'agit de Blek le Roc, héros d'une série de «petits illustrés» qui firent fureur en Algérie durant la guerre de Libération nationale. Relatant les aventures d'un trappeur américain luttant contre l'armée anglaise pour l'indépendance de l'Amérique du Nord, le personnage avait trouvé un écho plus que favorable chez les jeunes Algériens qui l'interprétaient en analogie avec la situation de leur pays. Par une coïncidence, dont seule l'histoire a le secret, cette œuvre populaire, créée par trois auteurs italiens puis traduite en français et d'autres langues, a vu le jour moins d'un mois avant le déclenchement de la guerre d'Indépendance, le 1er novembre 1954. En revue éponyme publiée par les éditions Lug, elle a donné lieu à plus de cinq cents numéros qui s'arrachaient à travers tout le pays, un seul exemplaire étant lu par des dizaines de lecteurs, jusqu'à l'effritement des pages ! Les générations actuelles pourront découvrir ainsi le héros de leurs parents accompagné de ses deux acolytes, le jeune Rudy et le Professeur Occultis. Le second revenant est une revenante bien vivante qui avait en quelque sorte disparu des radars culturels nationaux et qui n'est autre que la première Algérienne du neuvième art. Il s'agit de Daïffa (Fatima Tamatou pour l'état civil) qui s'était signalée au début des années quatre-vingt au festival de la BD de Bordj El Kiffan (1987 et 1988) puis au Festival méditerranéen d'Alger en 1989 avant de montrer ses œuvres en Europe, en Afrique et en Asie. Elle avait participé à la revue satirique El Manchar. Ses dessins, fortement liés à la condition féminine, pourfendaient les maux sociaux, la pauvreté, les inégalités, etc. Le neuvième art algérien, qui s'est depuis fortement féminisé (plus qu'en Europe d'ailleurs, selon un spécialiste international), sera sans doute ravi de retrouver cette pionnière qui est loin d'avoir achevé sa contribution. Quant à elle, ces retrouvailles pourraient bien amplifier son énergie créatrice. Signalons que Daïffa présidera le jury international du Fibda qui comprend également le bédéiste lyonnais Philippe Brocard, notre Gyps, auteur de BD et performeur de one-man-shows et le dessinateur marocain Brahim Raïs. Quant au jury national, il a été confié à Jaoudet Gassouma, artiste et écrivain, accompagné par le plasticien Areski Larbi, l'animatrice de radio Narriman Zehor-Sadouni et les célèbres Mahfoud Aïder et Haroun, parmi les pionniers du genre en Algérie. Cette composition des jurys illustre bien la volonté des organisateurs de brasser autour du neuvième art, les générations, les disciplines et les influences. Il y a également ceux qui, hélas, ne reviendront plus. Aussi, la commissaire du Fibda, Dalila Nadjem, et sa sympathique équipe ont décidé de dédier cette édition à la mémoire de Kaci (Rachid Aït Kaci), le bédéiste algérien sans doute le plus primé : Grand prix du dessin d'humour au Salon international de la caricature de Montréal en 1982 suivi de deux prix les années suivantes ; Premier prix du dessin au Festival de Bordj El Kiffan (1986) ; Prix du meilleur dessinateur étranger (1988) puis Grand prix du dessin (1990) au Festival international de Saint-Just le Martel en France… Jusqu'au Prix du patrimoine «Sid Ali Melouah» à la 6e édition du Fibda en 2013 où ce globe-trotter avait renoué avec bonheur avec son pays. Né en 1942 à Mostaganem, Kaci est l'auteur du fameux album Bas les voiles, succès mondial paru en 1984 qui lui avait ouvert les espaces de revues et journaux prestigieux. En mai de cette année, Kaci s'est éteint. Père du personnage populaire de Tchipaze qu'il avait créé en 1965 pour Algérie Actualité, il rêvait de revenir au pays. Cette année, les visiteurs pourront découvrir un siècle d'histoire de la bande dessinée italienne dont le pays est l'invité d'honneur de l'édition. Une découverte des grands maîtres du genre et de l'évolution formidable du neuvième art en Italie, notamment à partir des années soixante et la naissance du mensuel Linus qui deviendra le fer de lance éditorial d'un mouvement créatif porté par des signatures mondiales : Hugo Pratt, père de Corto Maltesse, Crepax, Battaglia, Magnus, Manara, etc. Cette bande dessinée de haut niveau s'est accompagnée d'une production populaire intense qui ne démérite pas puisqu'elle a contribué à diffuser largement le neuvième art dans la société italienne avec une grande diversité d'écoles, de genres et d'auteurs. Plusieurs autres expos passionnantes sont proposées : l'expérience belgo-cubaine de développement de la BD, les créations de l'Afrique (thème récurrent du Fibda), le neuvième art mexicain, la formidable aventure des éditions Lug fondées à Lyon en 1945 et auxquelles on doit la propagation de héros emblématiques de la BD, tels que Blek le Roc, Zembla, les Titans, X-Men, etc. Des conférences, des tables rondes, des jeux, les concours traditionnels du festival, dont le fameux cosplay (défilé de costumes inspirés de la BD), les remises de prix, l'animation des stands bien sûr et de la bonne électricité dans l'air. Une nouveauté à relever : le roman graphique qui, pour cette première, se déclinera en tamazight. Ajoutez des focales sur le projet espagnol de BD Miguel de Cervantès, le manga DZ en perspective, le film d'animation en Algérie, le marché international des droits et licences, la BD en temps de crise. Au carrefour du regard, de l'émotion et de la réflexion. Et s'il existe des revenants, il y a aussi des arrivants à travers la formidable avancée des jeunes générations qui brûlent de s'exprimer et de montrer leurs talents. La neuvième édition les met en lumière. Avec l'exposition «Constantine 1836», Racim Bey Benyiahia met en scène de manière spectaculaire la résistance héroïque de sa ville à l'agression coloniale. Youcef Djoudera, dit l'Andalou, qui est devenu une des valeurs montantes de la BD algérienne, recevra le Prix d'honneur du Fibda, une première consécration pour son travail créatif. De même, Riadh Aït Hamou, Sid Ali Oudjiane et Fella Matougui, qui tous trois gravitent dans l'univers du manga et ont fait preuve d'un talent et d'une productivité encourageants, seront distingués. Enfin, Salim Brahimi, reporter de radio et infatigable animateur de la mouvance manga algérienne (il a créé la revue Laabstore et les éditions Z-Link qui ont lancé de nombreux auteurs du genre), sera honoré par le Grand prix du Fibdas. Une récompense amplement méritée qui devrait l'encourager à poursuivre sa belle aventure culturelle. Au fond, cette édition du festival vient nous dire que plusieurs conditions sont désormais réunies pour commencer à édifier une industrie culturelle de la bande dessinée dans notre pays. Il reste à élaborer une stratégie pour faire en sorte que la BD devienne une source de valeur ajoutée culturellement profitable et financièrement rentable. Et elle le peut.