Chez lui, à Ighil Mahni, dans la commune d'Aghribs (daïra d'Azeffoun), à 45 km au nord-est de Tizi Ouzou, il est connu, depuis son enfance, sous le nom de «Hand Ou-Saâ» (de son vrai nom Ahmed Askri). Durant la Révolution de Novembre, qu'il rejoignit si jeune, dès 1955, Hand Ou-Saâ portera le nom de guerre de Mokrane, notamment au sein de la Fédération de France du FLN. Pour comprendre le parcours de cet infatigable militant, issu de la fratrie révolutionnaire des Askri, âgé aujourd'hui de 87 ans, il faut remonter la machine du temps. En 1949, Hand Ou-Saâ, à peine sorti de l'adolescence, est poussé par la misère régnant en Kabylie, particulièrement dans son village natal, devenu alors, par la force des choses et de militantisme, un point de jonction de nombreux nationalistes algériens, à rejoindre, en "métropole", ses frères aînés, Mohand et Ali, pour y travailler et… militer au sein du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Mokrane, suffisamment lettré, se retrouve parmi les organisateurs en tant que «responsable de wilaya», une lourde charge qui lui fut confiée en cette circonstance. Ces manifestations, que les «responsables de wilaya» étaient chargés d'encadrer, sans y prendre part pour des raisons de sécurité, et chacun dans sa zone distinctive, connaîtront un déferlement de militants sans précédent : 60 000 à 80 000 Algériens surgirent spontanément dans les rues de Paris, exprimant ainsi, pacifiquement, à mains nues, suivant les directives reçues, la volonté du peuple algérien d'arracher son indépendance. «C'était aussi pour diminuer un tant soit peu la pression sur nos frères maquisards en Algérie et réduire, par tout moyen possible, les acheminements, depuis la métropole, de contingents militaires, et de matériel de guerre et de répression vers notre pays, où le peuple et nos compagnons moudjahidine étaient en lutte depuis l'insurrection armée du 1er Novembre 1954», déclare en outre M. Askri. Ce dernier reste, aujourd'hui encore, très marqué par les qualités humaines, et surtout révolutionnaires, de son oncle maternel, Mohand Abba (martyr), avec lequel il avait activé, en France, dans la même cellule politique MTLD, puis au FLN, tout en recevant de lui éducation et valeurs morales. «En 1955, mon oncle a rejoint le maquis en Kabylie, laissant, en France avec moi, son fils Arezki, tout jeune universitaire. Ce dernier finira par rejoindre lui aussi les maquis de la Wilaya III et, en partant, il m'avait dit : ''Ma place est à côté de mon père". Il deviendra ainsi secrétaire du colonel Brirouche, de son vrai nom Mohand-Ameziane Iazourene. En 1959, cet enfant universitaire tombera, les armes à la main, sur le sol de la Wilaya III. Le cachet de l'ALN portant la griffe du colonel Iazourene a été découvert par les soldats français dans le cartable d'Arezki Abba», rapporte encore M. Askri. Pas d'armes, pas de canif, pas de bâton Ce dernier notera encore, concernant toujours les actions d'Octobre 1961, que «préalablement, celles-ci avaient été décidées par le comité fédéral, mais suite à de nombreux rapports émanant de la base et dénonçant les exactions féroces et quotidiennes (assassinats, arrestations, ratonnades, noyades dans la Seine, etc.) par la police de Maurice Papon, alors préfet de Paris, qui imposa un couvre-feu de 20h à 5h du matin spécialement pour les Nord-Africains, la Fédération a arrêté la date du 17 octobre, ainsi que l'heure et les lieux de départ. Ainsi, la place de l'Opéra fut choisie comme point de rassemblement. Il faut rappeler que tout Algérien pris alors dehors aux horaires du couvre-feu est conduit directement en prison ou précipité dans la Seine. C'est ainsi qu'il a été décidé d'une manifestation pacifique, avec ordre de marcher mains nues, c'est-à-dire «pas d'armes, pas de canif, pas de bâton», était-il noté, se rappelle M. Askri, précisant que lors de ce grandiose événement qui connut des massacres barbares de manifestants pacifiques, il avait la lourde responsabilité sur la «rive droite», selon le schéma divisant Paris en deux «wilayas», tandis que la «rive gauche» était placée sous l'autorité de Mohamed Ghafir, dit "Moh Clichy". Pour mener cette action pacifique, les organisateurs choisirent les grands boulevards de Paris, allant de la place de la République jusqu'à celle de l'Opéra, rappelle notre interlocuteur, indiquant avoir pris «la responsabilité de la nouvelle "wilaya" qui englobait Bordeaux, Toulouse, Clermont- Ferrand, Orléans, Rouen, Angoulême... en raison surtout de l'éparpillement des zones où les militants activaient sans cesse». Il y réussira la restructuration de milliers de militants, ajoute-t-il. «Après nos multiples actions politiques, notamment celle du 17 Octobre 1961, l'armée coloniale s'est retrouvée dans la contrainte de bloquer, en France, le départ d'importants contingents de soldats vers l'Algérie, ce qui avait permis à nos frères des maquis de souffler momentanément. Nos actions ont contraint aussi l'armée coloniale à rappeler, depuis des maquis d'Algérie, d'autres contingents de harkis vers l'Hexagone afin de combattre "la rébellion" algérienne sur le sol français». Selon M. Askri, en 1956, la communauté algérienne en France s'élevait à environ 350 000 personnes, majoritairement des travailleurs, alors que le nombre de familles n'excédait pas les 4000. «C'est cette communauté qui va bousculer l'Etat colonial sur son sol, grâce à un solide encadrement du FLN dont la puissance de sa force est puisée dans les traditions militantes de l'Etoile nord-africaine (ENA), un esprit de lutte qui allait se développer, malgré d'énormes obstacles venant non seulement de l'une des plus puissantes armées du monde, mais aussi de certains Algériens conquis par un néo-mouvement agissant dans la contre-révolution, en collaborant même avec l'ennemi», notera M. Askri. Par la suite, le FLN s'adonnera à un quadrillage des collaborateurs tout en renforçant ses structures et en généralisant la collecte de fonds, pendant que des actions militantes se multipliaient avec efficacité et un éclat retentissant sur l'opinion publique nationale et internationale. C'est le cas notamment lors de l'exécution, par le patriote Mohamed Bensadok en 1957, du traître et collaborateur notoire du gouvernement français, Ali Chekkal, au moment même où celui-ci se trouvait aux côtés du président de la République, René Coty. C'est le cas également de l'application de la directive du Comité de coordination et d'exécution, structuré lors de la tenue du Congrès de la Soummam (Algérie), invitant les militants à organiser en France des opérations d'envergure, comme celle de la nuit du 24 au 25 août 1958 visant des objectifs précis dans la région de Marseille (Mourpiane), de Narbonne, Toulouse, etc. C'est durant la même année et en application toujours de la directive du CCE qu'il y eut des désertions d'officiers et de sous-officiers algériens depuis certaines casernes et académies militaires, ainsi que de cantonnements en ex-RFA (République fédérale d'Allemagne) pour rejoindre les rangs de l'ALN. Cette période sera marquée aussi par le départ de France de footballeurs professionnels algériens pour rejoindre l'extérieur et former l'équipe nationale de «l'Algérie combattante». Ces actions ont eu, entre autres, un effet psychologique considérable sur l'opinion publique française et internationale. Les conséquences sont telles que le gouvernement français sera obligé de décréter la mobilisation des forces de police en rappelant les permissionnaires et en suspendant les congés. Il fera appel à l'armée, dont il affecta des détachements entiers à des tâches de surveillance d'objectifs civils. 35 000 détenus algériens Ainsi, les multiples contrôles et arrestations, puis un couvre-feu décrété spécialement contre les Nord-Africains, engendreront la mémorable action pacifique du 17 Octobre, commémorée aujourd'hui comme journée nationale de l'émigration ayant contribué grandement au recouvrement de l'indépendance nationale. Rappelons que ces manifestations avaient enregistré plus de 35 000 détenus algériens dans les prisons et camps de triste mémoire, tels que Vadenay, Mourmelon, Larzak, Thol, Saint-Maurice Lardoise… pendant que des milliers d'autres sont transférés dans des camps en Algérie. Et malgré tant de répression, les militants n'ont jamais cessé de lutter dans les prisons et les camps de détention par de successives grèves de la faim, des évasions, revendiquant un statut de détenu politique. Ils finiront même par transformer les camps et les prisons en véritables écoles de formation militante pour la Révolution. Revenant sur le bilan des manifestations du 17 Octobre, Ahmed Askri indique que celui-ci est très lourd, puisqu'il y eut des centaines de morts, plus d'un millier de blessés et d'aliénés à vie et pas moins de 12 000 arrestations. Des médecins d'hôpitaux, des journalistes, ainsi qu'un groupe de policiers démocrates et républicains, constatant les cadavres d'Algériens jonchant les boulevards de Paris, dénoncèrent le carnage, en demandant le châtiment pour les responsables de l'hécatombe. La population française y est frappée de stupeur pour la première fois en ayant désormais conscience du problème algérien. Les jours qui suivirent connaîtront des déferlements insoupçonnés de femmes algériennes qui, à leur tour, et sur des directives de la fédération, manifestèrent leur solidarité avec leurs frères militants. Elles scandaient alors «A bas les mesures racistes !», «Libération des frères détenus», «Négociations avec le GPRA», «Indépendance totale de l'Algérie», rapporte encore M. Askri, en signalant cette amusante anecdote d'un unijambiste, qui insistait à être inclus à la marche, malgré la mesure interdisant aux handicapés d'y participer. Cet homme arguait qu'il avait «bien donné une jambe à la France durant la guerre de 1939-1945, alors il n'y a pas lieu de m'empêcher de donner l'autre à mon pays». Il réussit à avoir gain de cause et il survivra même à l'indépendance du pays. L'anecdote, signalée dans mon rapport, a été reprise fidèlement dans l'ouvrage du frère Ali Haroun, intitulé La 7e Wilaya.