A Constantine puis à Tipasa, à quelques jours d'intervalle, des mamans sont passées à l'acte : elles ont tué leurs enfants. Qui sont ces mères infanticides ? Comment expliquer ce type de comportement ? Le 21 septembre dernier, la ville de Constantine a été bouleversée par un crime sordide commis par une mère âgée de 37 ans qui a tué ses deux enfants Myriam (4 ans) et Anès (9 mois) dans leur domicile familial. Selon les services psychiatriques de l'hôpital Djebel El Ouahch, la maman souffrait de troubles psychiques complexes et avait tenté de mettre fin à sa vie à plusieurs reprises. Peu après, début octobre à Tipasa, dans la daïra de Hadjout, une mère a défenestré ses deux enfants de 3 et 8 mois, avant de se jeter elle-même du 5e étage de son immeuble. Ces dernières années, plusieurs faits divers de ce type ont été médiatisés et des questions se posent. Comment une mère peut-elle en arriver au meurtre de ses propres enfants ? L'infanticide ou filicide (l'infanticide concerne le meurtre des nouveau-nés en particulier ; le filicide est le meurtre par un père ou une mère de son enfant, ndlr) peut-il cacher le désespoir ou une maladie mentale ? Ou encore peut-on prévenir cette violence ? Comment expliquer aujourd'hui ce passage à l'acte ? Selon le professeur Mahmoud Ould Taleb, chef du service de pédopsychiatrie à l'hôpital Drid Hocine d'Alger, «nous sommes dans un pays où la violence existe depuis longtemps, avec les traces de la colonisation ou de la décennie noire… Aujourd'hui on témoigne de certains crimes inexpliqués ! Pourquoi une maman a l'intention de tuer son enfant ?», tout en mettant l'accent sur les médias qui ne traitent pas ces crimes «comme il le faudrait». «Il y a une mauvaise médiatisation du passage à l'acte de certaines mamans. Les médias font des suicides avec infanticides des suicides collectifs... Certains médias mal formés disent que c'est une violence en plus. Mais ce n'est pas le cas.» Pour sa part, Mohamed Daoud, enseignant-chercheur à l'université Ahmed Ben Bella d'Oran, pense que «ce qui se passe est alarmant et nous interpelle tous et toutes, en tant que parents, chercheurs dans diverses disciplines, acteurs politiques et décideurs à tous les niveaux. Non seulement il y a meurtre d'enfants, mais il y a également le suicide de la mère qui a commis ces crimes et cela devient urgent. C'est une forme de violence que l'on retourne contre soi-même ou contre les siens, ou les deux en même temps». Et d'ajouter : «Il faut dire que les facteurs qui poussent les mamans à passer à un tel acte sans réfléchir sont nombreux. Ils relèvent de l'histoire personnelle et de la représentation de soi (traumatismes, stress, dépression, absence d'affection, culpabilité… qui peut remonter à l'enfance), de la situation sociale (pauvreté ou manque de moyens, etc.), d'un manque de communication ou de valorisation au sein de la famille et dans les espaces publics. Tous ces facteurs créent une situation de fragilité et de détresse psychologique qui entraînent des situations incontrôlables et imprévisibles.» Pour ce qui est de la prévention de ce type de violence, le professeur Mahmoud Ould Taleb pense que ce n'est pas évident de le faire. Il explique : «Il est difficile de prévenir toutes les violences. La violence fait partie de la condition humaine depuis que l'homme existe. L'homme a été violent pour construire un abri, il a inventé le feu, il a brûlé les arbres et s'est brûlé lui-même, pour marquer son territoire et pour protéger les siens… Il y a une certaine violence aînée qu'on appelle la violence fondamentale qui fait partie de la condition inhérente. Après, on a le fait que l'histoire de l'humanité est faite de violence avec toutes les conquêtes coloniales et les guerres. A mon avis, la seule prévention possible des complications des troubles psychiques réside dans l'accès aux soins. Chaque femme ayant des difficultés psychologiques doit avoir un accès aux soins, c'est-à-dire à une bonne prise en charge totale de sa santé mentale le plus rapidement possible.» Dépression durant ou après la grossesse Selon le chef de service du service psychiatrique de l'hôpital Drid Hocine, le professeur Mahmoud Ould Taleb, beaucoup d'actes infanticides ou filicides sont liés à des troubles psychiques surgissant durant la grossesse ou l'accouchement et qui n'ont pas été soignés au bon moment. Il analyse : «Il y a ce qu'on appelle les troubles psychiques de la grossesse et du post-partum, c'est-à-dire après l'accouchement. Ce sont des pathologies qui évoluent malheureusement sur des années. Ce sont des femmes qui ne reçoivent pas les soins psychiatriques nécessaires au bon moment, donc leur santé mentale se dégrade. Elles deviennent schizophrènes, psychotiques, dépressives. Ces femmes ont même des complications avec des tentatives de suicide, individuelles ou à plusieurs. Dans d'autres pays comme la France, on a ce qu'on appelle le ‘complexe mère-enfant pour la santé mentale'. Quand la femme est vulnérable avec son enfant, on prend la responsabilité de la protéger contre sa famille ou contre la rue. Il faut créer ce genre d'institutions de santé mentale, de proximité et de disponibilité.» Séquelles d'une maladie mal traitée «Les troubles psychiques chez la femme sont nombreux et variés. On a les dépressions, les psychoses, la schizophrénie, les retards mentaux, les adultes autistes qui n'ont pas été traités et soignés à temps», affirme le Pr Ould Taleb. Selon professeur Badra Mimouni, directrice de recherche au Crasc et enseignante au département de psychologie et d'orthophonie à l'université Oran 2, dans la plupart des situations d'infanticide ou de filicide, des troubles psychologiques graves sont très souvent relevés et dominent. Elle analyse les derniers faits : «Par exemple, dans le cas des deux drames qui se sont déroulés récemment, l'une faisait une dépression après le décès de son mari et l'autre était décrite comme malade mentale. Ces femmes étaient dans une détresse psychologique grave et, en plus, elles devaient être seules avec de jeunes enfants. Les deux étaient dans un état délirant où les enfants constituaient des éléments persécuteurs qui ne leur laissaient pas de répit. La seule solution dans leur esprit malade était de les tuer et se tuer pour en finir. La maman de Hadjout devait souffrir de phobies d'impulsion où elle ressent un besoin irrépressible de jeter les enfants par la fenêtre ou bien, dans son délire, elle devait fuir quelque chose d'effrayant ; sa seule solution était de s'enfuir avec ses enfants par la fenêtre. Dans l'autre cas, pour en arriver à égorger un enfant, c'est que la personne n'a plus aucun contact avec la réalité, elle est dans un état délirant. Les deux avaient de très jeunes enfants. On peut émettre l'hypothèses de psychoses puerpérales.» Le docteur Amani Allam-Benkhelif, médecin psychiatre, partage l'avis des deux spécialistes. Elle affirme : «Le filicide peut résulter d'un phénomène psychotique, en particulier des femmes schizophrènes qui, dans leur délire, tuent au moins l'un de leurs enfants qu'elles croient ensorcelé. La dépression est sans doute l'explication la plus fréquente et plus précisément la mélancolie : la femme veut mettre fin à ses jours et elle prend ses enfants. Il y a aussi le trouble du contrôle des impulsions (abus de substances, alcool…) ou encore la personnalité antisociale, les états-limites et les troubles psychiatriques dus à une affection médicale générale comme le retard mental, la démence et les troubles susceptibles de manifestations psychotiques ou maniaques.» Insuffisance de centres de suivi de la santé mentale Dans son analyse, le professeur Ould Taleb relève un point important qui, selon lui, joue un rôle majeur dans la situation mentale dans laquelle se trouvent ces mères infanticides. Pour lui, il n'y a pas assez de structures sanitaires pour le traitement de la santé psychologique des femmes et même des enfants. Il souligne : «Il est clair que la femme — comme l'homme — est soumise à des maladies mentales. La vulnérabilité psychologique touche plus les femmes et les enfants, mais nous souffrons d'une précarité des moyens nécessaires pour le suivi et le traitement de ces troubles chez la femme et l'enfant. Il y a très peu de services de psychiatrie qui s'occupent des femmes, il y en quatre seulement : Mustapha Bacha, Lamine Debaghine de Bab El Oued, Drid Hocine et Chéraga. Ce sont les mêmes centres hospitaliers qui existent depuis cinquante ans !» Et d'ajouter : «Il y a une diminution des capacités des services d'hospitalisation. Vous ne pouvez pas prévenir une maladie mentale quand vous ne pouvez pas hospitaliser les patients à tout moment, quand vous avez des urgences psychiatriques. Je vous dis en toute franchise qu'il y a une insuffisance des capacités d'hospitalisation en psychiatrie femme, adultes ou adolescentes. On n'a pas assez de structures pour organiser une hospitalisation à temps plein des adolescentes qui se mutilent, des cas de toxicomanie, d'anorexie mentale… qu'on ne peut pas soigner à domicile ou de manière aléatoire.» Le Pr Ratiba Azzedine, chef du service des urgences psychiatriques au CHU d'Oran, a confié à l'APS qu'en l'absence de traitement et de prise en charge, les conséquences peuvent être désastreuses, comme ce fut le cas à Constantine et Hadjout dans la wilaya de Tipasa, d'où la nécessité de consulter un psychiatre. «La consultation en psychiatrie reste hélas un tabou, surtout si elle concerne des femmes», a-t-elle rappelé. Elles sont maltraitées Autre cause, le Pr Mahmoud Ould Taleb revient sur la probabilité d'un passé violenté. «Ces femmes peuvent faire l'objet de maltraitance de la famille, du mari ou même de la société ! De nos jours, quand elles sortent de chez elles, les femmes subissent des maltraitances de la part d'inconnus dans la rue. Parfois elles portent plainte, mais elles ont souvent peur de le faire, en particulier quand il s'agit de quelqu'un de la famille», affirme-t-il. «Cette tranche de la société représente donc une population vulnérable. L'Etat, dans sa Constitution a prévu la protection de la femme. Dans la loi sanitaire, il y a un décret qui prévoit la dénonciation du médecin des violences subis par les enfants et par la femme. On peut être pour comme on peut être contre cette loi car on ne peut pas obliger la femme à dénoncer ce qu'elle ne veut pas. Dans certaines situations ce n'est pas facile de dénoncer son mari, son frère ou son père. Ce sont donc des situations dramatiques sur le plan psychologique», conclut le Pr Ould Taleb. Le stress fait son effet Au travail, à la maison ou à l'école, la journée du citoyen algérien ne peut se finir sans sa dose de stress. Pour le chef de service du service psychiatrique de l'hôpital Drid Hocine, M. Ould Taleb, ce facteur peut avoir des séquelles sur la santé mentale et le comportement de la personne. «Nous sommes dans une société où le stress est très important. Les gens souffrent du stress de la vie, stress du logement, stress du transport, stress de l'accès aux soins… Il est clair que ces stress multiformes vont affecter nos conditions de vie, surtout dans les grands centres urbains», relève-t-il. Le Pr Badra Mimouni du Crasc est même avis et ajoute : «Les problèmes matériels, l'absence de moyens, le dénuement seraient également des facteurs majorant la fragilité psychologique.» Elles se sont retrouvées seules «L'isolement serait un facteur à prendre en considération : si en plus de la fragilité psychologique, ces femmes étaient seules, isolées, sans recours, cela accroît leur détresse et peut majorer leur pathologie et leur détresse. Elles se sentent délaissées, abandonnées et ne voient pas d'issue à leurs problèmes», explique le Pr Badra Mimouni. L'enseignant-chercheur Mohamed Daoud affirme pour sa part qu'il y a également «l'évolution de la structure familiale qui s'est nucléarisée et l'absence de repères identitaires pour certains, générant des déchirements et de la ‘haine de soi'. L'absence des grands-parents et des proches favorise l'isolement des individus qui sont obsédés par la volonté ‘d'en finir' avec soi et avec ‘ceux qu'on aime' pour ne laisser personne à la merci des autres». Cependant, «ce genre de situation s'avère très difficile à contrôler et par là même il est malaisé d'y apporter des thérapies. Il faut que le couple arrive à communiquer pour éviter le basculement dans l'horreur. Un suivi psychologique de la personne en détresse serait nécessaire. Il faut rendre visite au médecin psychologue, lui donner l'occasion d'intervenir et de suivre les personnes qui souffrent, ce n'est pas une tare. La contribution de toute personne ayant une aura ou un savoir-faire, une sagesse peut également apporter un soutien psychologique. Il faut éviter à la personne chez qui se manifestent des comportements obsessionnels de rester dans la solitude et l'isolement, ce serait fatal pour elle», conclut-il.