Il est des héritages que seules les femmes savent se léguer. De génération en génération, exclusivement entre elles, souvent de mère en fille. Bijoux, métiers, us, langages, contes, adages… Mais aussi, mal-être, blessures, soumission et carcans hérités avant tout d'une toute-puissance patriarcale. Des jougs qui se perpétuent, se consolident et deviennent presque impossibles à secouer à mesure qu'ils traversent les temps et les générations. A moins, bien sûr, d'une divine rébellion. D'un dessein insaisissable de femme, obstinément en quête d'une liberté perdue, déterminée à voguer à contre-courant et quand bien même sans fertile îlot. Baya est justement de celles-là. Personnage central dans Le secret de la girelle, premier mais très abouti roman d'Amina Mekahli, Baya déconfit les siècles, les mixe et les tissent pour y invoquer d'extraordinaires visiteurs. Deux existences égarées dans le temps et dans l'espace, une âme libérée par ses beaux jardins et, par intermittence, celle d'un illustre peintre, échappé miraculeusement à l'Iinquisition : Goya ! Visiteur d'outre-tombe, d'une page sombre de l'Histoire, une âme égarée, torturée par l'art, la surdité et la nature par trop hideuse d'abominables congénères. Tout comme Baya d'ailleurs au fil d'une autre page aussi sombre de l'Histoire. Sourde et profane, elle s'exile dans ses sordides handicaps, comme pour tourner le dos au reste des hommes. Et telle la girelle, ce poisson exclusivement femelle, mais qui, acculé, se meut naturellement en mâle, Baya embrasse corps et âme une sourde et inexorable vie de révolte. Un désir effréné d'émancipation, incarné dans une quête éperdue et presque désespérée de l'image d'un joyau ornant le portrait d'une femme peint, ni plus ni moins, par Goya. Une toile mystérieuse et un joyau porteur à lui seul de tant de legs, de peines et de liens profonds, passés de siècle en siècle, de génération en génération, de mère en fille, pour devenir au final le symbole fort d'une divine marche vers la vie et la liberté, Le fil de l'âme. Bijou de dot, bijou de prestige, de domination et par-dessus tout, bijou à préserver jalousement et à transmettre absolument. «Tu vivras, car toi seule connais la langue maternelle, tu vivras, car ta fille sans toi sera sourde et muette au monde, ta fille ne connaîtra pas la langue du premier monde, tu vivras pour elle, pour la nouvelle Baya, pour toutes les Baya. Tu vivras, tiens bon, accroche-toi à ce fil que je t'offre...». Un fil de l'âme à porter «comme la vie autour du cou», décrit l'auteur. Puisse-t-il exorciser d'ancestrales malédictions…Récit à couper le souffle, écriture fluide et dépouillée, style délicieusement déconcertant, contexte spatio-temporel insaisissable, à peine deux véritables protagonistes et une foule d'«objets-personnages» comme autant d'âmes qui flânent sans contraintes de temps ni de lieux. C'est, en somme, cette surprenante fresque, à la fois engageante et bouleversante, que nous offre à contempler Amina Mekahli à travers son tout premier roman : Le secret de la girelle. A découvrir absolument !