En compagnie de Nedjma, Rafik et Nassim, trois jeunes militants associatifs de chez nous, nous avons partagé une expérience intense aux States, dans le cadre d'un programme conçu spécialement pour notre mini-délégation : Youth Violence Prevention and Conflict Resolution : a Project for Algeria (Prévention de la violence des jeunes et résolution de conflit : un projet pour l'Algérie). Notre séjour américain qui s'est étalé du 17 au 30 septembre 2016, était réparti entre Washington, Los Angeles et Baltimore. Il s'inscrivait dans le cadre de l'International Visitor Leadership Program qui relève du département d'Etat. Dimanche 18 septembre. Washington DC. Il est 9h, soit 14h à Alger. Cinq heures de décalage horaire entre les deux capitales, oui. Le jetlag faisant son effet, nous sommes réveillés depuis belle lurette après une nuit bien courte. En compagnie de Nedjma, Nassim et Rafik, nous faisons nos premiers pas sur le sol américain à travers les rues les plus proches de l'hôtel Club Quarters où nous sommes logés. L'hôtel est situé sur la 17e Rue, à moins de 500 mètres de la Maison-Blanche. Les rues de Washington sont étrangement vides en cette matinée dominicale. La plupart des boutiques et des cafés sont fermés. Il y a toutefois quelques amateurs de sport qui font du jogging dans les nombreux parcs et sur les grands boulevards de la capitale fédérale US. Il fait un temps clément. Un bon 22°C, soit un peu plus de 70 Fahrenheit. Il faut savoir que les températures, ici, sont effectivement déclinées en Fahrenheit. «Les hivers peuvent être très rudes, avec des chutes brutales de température», nous dit-on. Nous musardons dans les allées du Lafayette Square, situé dans le périmètre du Président's Park, et au milieu duquel trône une statue équestre à la gloire du président Andrew Jackson. Au bout du parc se profile un bâtiment blanc de style néoclassique entouré d'une pelouse soigneusement taillée. C'est la Maison-Blanche justement, lieu de pèlerinage obligé pour tous les touristes de passage à Washington DC. «On va prendre un café chez Obama ?» plaisante un membre du groupe. Des voitures de police estampillées «Secret Service» sont parquées aux abords de la White House. Mais pas de fébrilité policière ni de dispositif de sécurité exceptionnel. Pourtant, la veille, un attentat à la bombe avait été perpétré à New York, faisant 29 blessés. Il s'agit, selon la presse locale, d'un engin explosif déposé dans une poubelle dans le quartier de Chelsea, à Manhattan. Les chaînes d'info en continu ne parlent que de cela. Un activiste antinucléaire tapi sous un abri improvisé campe à quelques mètres de l'enceinte présidentielle. «Live by the bomb, die by the bomb» (Vis par la bombe, meurs par la bombe) peut-on lire sur l'une des pancartes brandies par ce militant pacifiste. Nous croiserons d'autres manifestants solitaires tout au long de notre séjour, dressés toute la journée en face de la Maison-Blanche, à l'image de cet autre activiste tenant une pancarte appelant à la libération de Mumia Abu Jamal et d'autres détenus considérés comme des prisonniers politiques. «Salam» En revenant sur nos pas au long de Jackson Place, et à hauteur de la White House Historical Association, nous ramassons un billet de banque qui traînait par terre, un faux dollar à l'effigie de Hillary Clinton et Donald Trump. Il y est écrit : «Peace and prosperity» (Paix et prospérité) et, détail de taille, porte dans un coin une inscription en lettres arabes, avec ce mot : «Salam» (Paix). Hormis cette trouvaille, il n'y a quasiment rien dans le paysage washingtonien en ce dimanche tiède qui indique que l'on est à quelques «encablures» de l'élection présidentielle, prévue le 8 novembre (aujourd'hui). En se promenant dans les rues de Washington DC (ces petites lettres faisant référence à District of Columbia pour la distinguer de l'Etat de Washington situé à l'extrême nord-ouest du pays), on note d'emblée l'absence de gratte-ciel. Certains voudraient que tous les bâtiments de la ville ne devraient pas dépasser le Washington Monument, ce mémorial en forme d'obélisque de 169 m de haut, fait de marbre et de granit, érigé en hommage à George Washington et inauguré en 1885. Ce n'est, en réalité, qu'une légende urbaine. La ville a été bâtie à la confluence de deux rivières : le Potomac et l'Anacostia. Son urbanisme est globalement de type orthogonal. Le plan originel de la métropole a été conçu par un architecte et ingénieur militaire français : Pierre L'Enfant. Washington a été créée sur le papier en 1790 et a été programmée dès le départ pour être la capitale de l'Union. Par souci de neutralité, elle ne relève d'aucun des Etats fédérés. On a dû prélever un territoire à l'Etat du Maryland et un autre bout à l'Etat de Virginie pour la construire. Aujourd'hui, sa population «intra muros» s'élève à près de 659 000 habitants. Le paysage urbain est aéré, avec de larges avenues, des parcs en veux-tu en voilà, des sculptures sur toutes les places publiques et à tous les coins de rue. Le National Mall offre une superbe perspective allant du Washington Monument au Capitole et sa coupole emblématique qui abrite le Congrès. Des monuments et autres stèles commémoratives sont présents en force dans le «downtown», le centre-ville, à l'instar du Lincoln Memorial, du National World War II Memorial ou le Martin Luther King Jr National Memorial. En plus de ces monuments, Washington compte une bonne ribambelle de musées : le National Museum of the American Indian, le National Galery of Art, ou encore le National Museum of African American History and Culture qui a été inauguré par le président Obama le 24 septembre dernier. L'imposant édifice de 40 000 m2 habillé en résille de bronze est signé David Adjaye, un architecte ghanéen qui a grandi en Tanzanie. Signalons aussi cet autre musée, le Newseum, littéralement «Musée de l'information», consacré au monde des médias et du journalisme, et qui, chaque jour, expose sur sa façade qui donne sur Pennsylvania Avenue les «front pages» — les Unes — de dizaines de journaux américains. On ne peut pas ne pas remarquer cet autre haut lieu de la culture à Washington, le Kennedy Center for Performing Arts et ses multiples salles de spectacle, dressé le long du Potomac. Des citations du président Kennedy tapissent ses murs, dont celle-ci : «Je suis certain qu'après que la poussière des siècles aura passé sur nos villes, nous aussi, on se souviendra de nous non pas pour des victoires ou des défaites dans la bataille ou dans la politique, mais pour notre contribution à l'esprit humain.» 5000 «visiteurs internationaux» chaque année Nous sommes arrivés la veille à Washington via Paris. Atterrissage à l'aéroport Dulles International le samedi 17 septembre vers les coups de 19h30 heure locale. Le vol a duré huit heures depuis Roissy. Notre mini-délégation est composée de trois militants associatifs et votre serviteur. Nedjma Khelifa est membre du réseau Nada et sa coordinatrice à Biskra ; Nassim Mazari a passé une bonne partie de sa jeunesse dans les scouts et milite aujourd'hui dans l'humanitaire et la «citoyenneté active». Le troisième membre du groupe est Rafik Rouag, fan absolu du Mouloudia d'Alger et co-administrateur de la page mouloudia.org sur facebook (voir portraits). Le groupe est accompagné de deux délicieux interprètes english-arabic : Wael Abdelsattar, un Egyptien originaire d'Alexandrie établi aux Etats-Unis depuis 27 ans, et Ghada Attieh, Libano-Palestinienne native de Saida, au Liban. Que fait donc notre quatuor DZ en plein Washington DC ? Ils sont là au titre d'un programme vieux de 76 ans, initié par le département d'Etat en 1940 : The International Visitor Leadership Program (IVLP). Celui-ci accueille chaque année près de 5000 «visiteurs internationaux» issus de divers domaines pour des échanges avec leurs homologues américains. Pour notre petite délégation, il s'agit d'un programme qui s'est déroulé du 19 au 30 septembre sous le titre : «Youth violence prevention and conflict resolution : a project for Algeria» (Prévention de la violence des jeunes et résolution de conflit : un projet pour l'Algérie). Il a été conçu et supervisé par World Learning, une organisation non lucrative spécialisée dans l'éducation. Notre agenda était articulé autour d'une vingtaine de rendez-vous répartis entre Washington, Los Angeles et Baltimore. Cela comprenait des rencontres avec des organisations de la société civile qui travaillent avec ce qui est désigné ici sous le générique de «at risk youth», les «jeunes à risque», des formateurs et autres cadres pédagogiques, des représentants de départements ministériels, des officiers de police, des leaders religieux dont deux imams, ainsi que des médiateurs engagés dans la résolution de conflits. Ces rencontres ont ainsi permis à nos camarades de se renseigner sur ce qui se fait aux USA en matière de prévention de la violence juvénile. Il convient de souligner que la société américaine est en proie à des violences endémiques, entre violences raciales, violences policières, guerre des gangs, ravages de la drogue, sans oublier les terribles «school shootings», les fusillades dans les campus et les écoles. L'une des plus récentes est celle du 1er octobre 2015, dans un collège de Roseburg qui a fait 10 morts. Moins d'une année auparavant, une tuerie fut perpétrée dans une école primaire de Sandy Hook, dans le Connecticut. C'était le 12 décembre 2014. Ce jour-là, un jeune homme de 20 ans, Adam Lanza, après avoir assassiné sa propre mère, a ouvert le feu dans la cour de cette école, tuant 26 personnes dont 20 enfants. Autre fusillade effroyable : celle du 16 avril 2007. Elle avait pour théâtre le campus de Virignia Tech, dans l'Etat de Virginie. Bilan : 32 morts. Ce phénomène avait, rappelle-t-on, inspiré à Michaël Moore sont fameux documentaire oscarisé : Bowling For Columbine (2002). Eminemment d'actualité, le film fait référence à la fusillade qui s'était produite le 20 avril 1999 dans un lycée de Columbine, comté de Jefferson, dans l'Etat du Colorado, et qui avait coûté la vie à 12 élèves et un professeur. «Sky is the limit» Autres statistiques éloquentes : 15 809 homicides ont été enregistrés en 2015 aux Etats-Unis, dont 10 945 par armes à feu, selon le Centre américain pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) qui est la principale agence fédérale pour les questions de santé publique. 13% de ces homicides sont le fait des centaines de gangs qui rongent la société américaine. S'agissant de la violence dans les écoles, un rapport du National Center for Education Statistics indique que 486 400 actes d'agression ont été enregistrés dans les établissements scolaires en 2014, et que 31 homicides de jeunes âgés entre 5 et 18 ans se sont produits dans des écoles en 2012-2013. Le même document affirme que 5% des enseignants ont été au moins une fois agressés par leurs élèves. En outre, 12% des élèves âgés entre 12 et 18 ans ont témoigné que des gangs ont été présents dans leurs écoles durant l'année scolaire en 2013 selon ce rapport. Par ailleurs, une enquête réalisée auprès d'un échantillon d'élèves en 2015 révèle que 5,6% des élèves n'étaient pas allés à l'école une ou plusieurs fois durant le mois ayant précédé le sondage par peur d'être agressés à l'école ou sur le chemin de l'école. 4,1% ont déclaré avoir porté une arme (pistolet, couteau ou matraque) au moins une fois durant les 30 jours ayant précédé cette enquête. Enfin, 20,2% ont affirmé avoir subi du harcèlement moral et des intimidations à l'école et 15,5% ont déclaré avoir subi du harcèlement électronique durant l'année ayant précédé le sondage. (voir : www.cdc.gov/violenceprevention/pdf/school_violence_fact_sheet-a.pdf). De son côté, le Washington Post qui héberge sur son site web une base de données consignant au jour le jour les violences policières commises à travers l'ensemble du pays, nous apprend qu'en ce début de novembre, le décompte a dépassé les 800 personnes tuées par la police depuis le début de l'année 2016. (www.washingtonpost.com/graphics/national/police-shootings-2016/). L'un des événements les plus marquants de ces dernières années sous ce chapitre et qui a provoqué une véritable onde de choc en Amérique : l'affaire Michael Brown qui a embrasé la ville de Ferguson, dans l'Etat du Missouri. Michael Brown, un jeune Afro-américain de 18 ans, a été froidement abattu de six coups de feu par un policier le 9 août 2014. Des manifestations et des émeutes spectaculaires ont secoué Ferguson dans la foulée avant de s'étendre à New York et à Los Angeles, dénonçant ce qui est considéré comme une violence raciale caractérisée. Au printemps 2015, c'est au tour de Baltimore de connaître des émeutes insurrectionnelles suite à la mort, dans des conditions troubles, du jeune Freddie Gray, une semaine après son arrestation par la police. En septembre dernier, des émeutes ont secoué cette fois la ville de Charlotte, en Caroline du Nord, en réaction à une énième bavure policière lorsqu'un agent de l'ordre a tiré sur Keith Lamont Scott, un citoyen de 43 ans, dans un parking. Keith Scott y a laissé sa vie. A bien y regarder, cette trame criblée de balles raconte, en creux, une autre Amérique. Une Amérique qui n'est pas à un paradoxe près, et où, décidément, le ciel n'est pas le même pour tous… Nous songeons ici à une célèbre devise qui a fait florès aux USA, apposée sur le fronton des usines à rêves, et qui répète à l'envi : «Sky is the limit» (Le ciel est la limite), au sens de : ne fixe pas de limites à tes ambitions. On est plutôt tenté de dire en méditant cette débauche de violence raciale (confortée encore cet été par ce qui s'est passé à Bâton-Rouge, en Louisiane, et la quasi-exécution d'Anton Sterling, un autre citoyen afro-américain) : «Skin is the limit» (Ta peau est ta limite). Et c'est pour dire basta ! à ces violences anti-Noirs que le mouvement «Black Lives Matter» (La vie des Noirs compte) a émergé et a connu tout de suite une expansion fulgurante. Le mouvement est né précisément suite à l'assassinat, le 26 février 2012, d'un jeune Afro-américain de 17 ans, Trayvon Martin, à Sanford, en Floride. Force est de constater qu'au terme de ses deux mandats, et tout auréolé qu'il est du prestige d'être le premier Président noir de l'histoire des Etats-Unis, Barack Obama n'aura rien pu faire contre ce racisme atavique. Voilà en tout cas un autre gros dossier qui attend le prochain occupant du Bureau ovale. Et il ne faut surtout pas compter sur Donald Trump s'il venait à être élu pour stopper cette déferlante meurtrière… Foot américain Si certains de ces phénomènes peuvent sembler étrangers à notre société, du moins en considérant les conditions de leur émergence et leur fréquence statistique, il est toujours intéressant de se pencher sur ces expériences en matière de prise en charge des jeunes marginalisés et autres adolescents en situation de précarité sociale et affective. Des approches comme le mentoring, la médiation professionnelle, le recours aux «peacemakers» (faiseurs de paix), aux «credible messengers» (messagers crédibles), la réinsertion des anciens «gang members» à travers des entreprises sociales comme on le verra dans notre reportage sur Los Angeles : autant de pratiques qui méritent, nous semble-t-il, d'être méditées, et qui pourraient inspirer peu ou prou nos organisations juvéniles. Pour ce dimanche 18, le programme a prévu un match de football américain sous la férule de la National Football League (NFL). Inutile de préciser que c'est l'un des sports les plus populaires aux Etats-Unis, aux côtés du baseball et de la NBA. Le match opposait l'équipe locale, les Washington Redskins (littéralement : Peaux rouges), à l'équipe de Dallas Cowboys. Les Washington Redskins sont une vieille franchise qui date de 1932. D'une capacité de 82 000 places, le FedExField, le stade qui a abrité le match, situé dans la banlieue de Washington, était quasiment plein. Les parkings qui entourent le stade, d'une capacité totale de 22 000 places, donnent à voir une impressionnante mer de tôle depuis les gradins. L'entrée au stade est sévèrement filtrée. Contrôle de sécurité minutieux avec fouille au corps, si bien qu'on a l'impression d'être devant le sas de sécurité d'un aéroport. Des agents intraitables vous invitent à tout jeter à la poubelle, même les bouteilles d'eau. Vous êtes uniquement autorisé à porter une petite pochette ou un portefeuille dont les dimensions vous sont indiquées. L'apprenant à ses dépens, Rafik a dû se séparer de son petit sac à dos. Autre chose : interdiction formelle de fumer dans les gradins. Des «smoking areas» sont toutefois aménagés à certains endroits, loin des tribunes. Pour le reste, les fumeurs dans les rues américaines se font rares, et même en balayant le sol du regard, il y a très peu de mégots par terre. Devant un nombre croissant d'immeubles administratifs et de sièges d'entreprises, il est clairement signifié qu'il est interdit de fumer aux abords du bâtiment en question à moins d'uns certaine distance. Idem dans les campus où la cigarette est carrément bannie, de même que dans les parcs et les jardins publics. Dans les travées du FedEx Field, on croise toutes les composantes de la société américaine. Certains viennent en famille, au bonheur des enfants grimés en supporters excités. Des barbecues sont improvisés dans les parkings, dans une ambiance délurée. D'aucuns n'hésitent pas à nous accoster pour échanger quelques mots ponctués de gros éclats de rire avant de nous inviter à poser avec eux pour une photo-souvenir. Dans l'arène, les emblématiques pom-pom girls (ici, on les appelle plutôt cheerleaders) font le show avant le début du match, en plus des chauffeurs de foule. Tout au long de la partie, l'animation ne s'arrête jamais. Le foot américain est célébré comme une méga-fête, un spectacle total où l'on ne lésine pas sur les moyens pour frapper les esprits. Les chants des supporters se mêlent allègrement aux homélies patriotiques. A un moment donné, quatre avions de chasse (des F16 ?) déchirent le ciel comme dans un défilé militaire. Malgré la forte rivalité entre les deux équipes, le fair-play est maître du jeu. Dans les tribunes se mélangent cordialement les partisans des Redskins, — reconnaissables à leurs t-shirts et leurs fanions couleur bordeaux, et frappés de l'effigie d'un chef indien — et ceux de Dallas. Score final : 27 à 23 en faveur des Dallas Cowboys, au grand dam de nos hôtes. «Appelez-moi Akram !» Lundi 19 septembre. C'est le début du programme proprement dit. Le groupe se retrouve au siège de l'organisation World Learning. Nous avons rendez-vous avec Akram R. Elias qui nous gratifiera d'un brillant exposé sur le fédéralisme américain. Akram Elias est co-fondateur et directeur de Capital Communications Group (CCG), une agence spécialisée dans le consulting international pour tout ce qui touche à la politique américaine. «Appelez-moi simplement Akram, pas de formalités dans ce pays», lance d'emblée le fringant directeur de CCGroup, habillé d'un costume bleu marine assorti d'une cravate rouge sur chemise blanche. Et d'entrer directement dans le vif du sujet. Dans un arabe impeccable qu'il tient de ses origines libanaises, M. Elias nous explique par le menu la structure du système politique américain en insistant sur la «décentralisation de la décision» aux Etats-Unis et sur l'importance (et la primauté) de la gouvernance locale. Chacun des Etats fédérés, souligne notre expert, a sa propre Constitution, son propre gouvernement, son Parlement, sa police, sa garde nationale, son système fiscal, son autonomie budgétaire, sa justice et ses lois. «C'est pour cela que la peine capitale est abolie dans certains Etats et pas dans d'autres», argue-t-il. Cette primauté du local sur le fédéral vaut également pour les élections : le choix des maires et des gouverneurs passionnerait davantage les électeurs. Akram Elias indique que les compétences du gouvernement fédéral se limitaient originellement à quatre domaines : la défense, la politique étrangère, la monnaie et le commerce international. Tout le reste était de la compétence des Etats fédérés : santé, agriculture, éducation, taxes, transport, tout. Ce n'est qu'après les attentats du 11 Septembre, précisément en 2003, qu'a été créé le Département de la Sécurité intérieure. Par la suite, les Etats fédérés se sont évertués à rapprocher leurs politiques pour aboutir à des «standards minimum», souligne le conférencier, particulièrement pour l'éducation et la santé. «Mais il n'y pas de programme national en matière d'éducation». «Oubliez tout ce qui est central, national, en parlant des Etats-Unis», martèle Akram Elias. «Il n'y a pas quelque chose qui s'appelle ‘‘projet de société'' en Amérique», appuie-t-il. M. Elias précise, par ailleurs, que le gouvernement fédéral n'émet pas de projets de loi, ajoutant que le Président ne peut en aucune manière légiférer par ordonnance. Il ne peut pas non plus dissoudre le Congrès. Les juges de la Cour suprême ont des mandats à vie afin de les mettre à l'abri de toute pression de la part de l'Exécutif. Akram Elias met également l'accent sur un autre point : «Ici, la société civile joue un rôle capital», affirme-t-il. «Il n'y a aucune loi promulguée sans consulter et faire participer la société civile». A l'en croire, le candidat à la Maison-Blanche n'a pas de programme détaillé. «Au début, il a juste un slogan», soutient-il. Le candidat va consulter les organisations de la société civile de chaque secteur pour recueillir leurs doléances et obtenir leur soutien, et c'est sur la base de leurs propositions qu'il va élaborer son programme pour le secteur concerné. «Il va voir par exemple la coalition des organisations de la santé, celles-ci vont ensuite faire campagne pour lui et récolter des fonds.» Akram Elias considère qu'en termes de sociologie politique, tout commence par le bas aux USA. Un tableau quelque peu romantique qui occulte le rôle de Wall Street, de Goldman Sachs, du complexe militaro-pétrolier et autres lobbies influents dans les coulisses du pouvoir aux States et les choix stratégiques de l'Administration américaine. Néanmoins, estime le communicant, à la base «l'esprit américain est contre l'élitisme, contrairement à l'esprit européen.» Selon le National Center for Charitable Statistics, il y a plus de 1,5 million d'organisations non lucratives aux Etats-Unis. Plus de 90 millions d'Américains participent à des actions de bénévolat pour une population de 320 millions d'habitants. La même source assure que les dons effectués par les citoyens américains se sont élevés à 258,51 milliards de dollars en 2014. Le nombre important d'associations aux Etats-Unis s'explique en partie par la procédure de «registration» (enregistrement) qui repose sur un régime déclaratif. Chaque organisation peut activer «sans aucune déclaration préalable, on enregistre en quelques clics en ligne et c'est tout», relève Akram Elias. «L'enregistrement, c'est juste pour les impôts», dit-il. D'ailleurs, la loi dite «501 c» à laquelle se réfèrent la plupart de ces organisations n'est pas une «loi sur les associations» mais juste un paragraphe du code fédéral des impôts (IRC, Internal Revenue Code), qui exempte d'impôts fédéraux les associations et les fondations caritatives. Contrat de comportement Parmi les rencontres les plus instructives de l'étape de Washington, celle qui nous a réuni avec David Jenkins, «manager of student behavior» comme indiqué sur sa business card, c'est-à-dire superviseur des comportements des élèves. David Jenkins dirige l'équipe Comportement et soutien aux élèves auprès de la Direction des écoles publiques du District de Columbia. Celle-ci chapeaute 111 établissements scolaires. David met à notre disposition un document intitulé «Chapter 25» qui renvoie au chapitre 25 des règlements municipaux du District. Ce code de conduite porte sur les règles que sont invités à observer les responsables pédagogiques et les réponses à apporter en cas de manquement à la discipline scolaire. Le code a recensé cinq niveaux de comportements impliquant cinq catégories de réponses disciplinaires. David Jenkins explique que le règlement a connu une évolution notable à partir de 2009. Le principal amendement introduit dans ce code réside sans doute dans l'élargissement de l'éventail des réponses aux infractions disciplinaires, et qui préconise de ne recourir à l'expulsion qu'en tout dernier ressort. «Les responsables scolaires ont compris la nécessité de changer la manière de traiter le comportement négatif à l'école», souligne David. La philosophie de cette approche est de laisser à l'élève au comportement inadéquat toutes ses chances en maintenant le plus longtemps possible le lien des «élèves à problèmes» avec l'école et en les amenant à améliorer leur attitude progressivement vis-à-vis de l'environnement scolaire. «Les élèves ne connaissent pas toujours le bon comportement à adopter», observe David. Dans un document explicatif, il est précisé : «La Direction des écoles publiques du District de Columbia encourage les écoles à mettre en œuvre la réorientation, la médiation, l'implication et la consultation des parents, le conseil et tout autre alternative appropriée à la suspension quand il s'agit de répondre aux comportements des élèves, particulièrement aux comportements négatifs non-violents». Et d'ajouter : «Nous encourageons les écoles à s'assurer que toutes les alternatives d'intervention ont été épuisées au moment de proposer une suspension». Ces comportements inappropriés sont classés donc en fonction du niveau de gravité de l'infraction, le niveau le plus bas ayant trait à des infractions mineures (retards répétés, chahut en classe, perturbation du cours…), tandis que le niveau le plus élevé concerne les actes de violence les plus graves qui s'accompagnent parfois de l'usage d'armes à feu. Le même document explicite : «Chaque école a la responsabilité de veiller à ce que la philosophie par défaut soit toujours d'envisager de conclure un comportement dans le plus bas niveau (de sanction) possible». Même dans les cas d'indiscipline méritant suspension, le «chapter 25» prévoit une suspension temporaire avec maintien de l'élève à l'école en mettant à sa disposition du matériel didactique. «Les réponses disciplinaires doivent être logiques, appropriées et instructives. Elles doivent en outre tenir compte de facteurs tels la nature de l'infraction, les circonstances de l'infraction, l'âge de l'élève, l'historique des comportements précédents (…)», lit-on dans l'article 9. Celui-ci exhorte l'encadrement pédagogique à tenir compte des effets de l'acte avant toute punition et préciser s'il y a eu utilisation d'une arme, s'il y a eu atteinte à l'intégrité physique, et si la sécurité des autres élèves et du staff a été menacée. L'idée, on l'aura compris, est de rechercher des circonstances atténuantes à l'élève en mesurant avec précaution le degré de gravité de l'infraction. Parmi les réponses prévues par ce code selon les violations commises : réprimande verbale, conférence enseignant/élève, réunion avec les parents, suspension de courte durée (1 à 3 jours pour les élèves du cycle primaire et de 1 à 5 jours pour ceux du secondaire). Pour des infractions plus graves, la suspension peut aller jusqu'à 90 jours. C'est le cas, par exemple, des actes de vandalisme. La triche (academic dishonesty) peut avoir pour conséquence le redoublement. La consommation de drogue à l'école et surtout le trafic de drogue sont punis par l'expulsion définitive, tout comme les actes de violence extrême avec arme. Cependant, il est signalé que la consommation de marijuana peut faire l'objet d'un «contrat de comportement». Très en vogue dans les écoles américaines, le contrat de comportement (behavior contract) prévoit une amélioration de l'attitude de l'élève moyennant un système de points suivant un certain nombre d'actions à entreprendre et d'objectifs à atteindre sur un temps déterminé. Chaque amélioration constatée donnera lieu à des points engrangés par l'élève. Le contrat peut porter sur des aspects aussi divers que la ponctualité, la discipline en classe, l'attitude vis-à-vis du prof et de ses camarades de classe, l'assiduité dans la réalisation des devoirs, l'entretien du matériel pédagogique, etc. Le contrat doit être signé et son application suivie par les parents. David projette sur data-show des graphiques et des courbes ainsi que des feuilles statistiques Excel qui relèvent soigneusement «the incidents of the month», les incidents du mois. Il y est consigné la nature des manquements disciplinaires constatés et le nombre de suspensions exécutées. «Depuis sa mise en application, nous constatons d'année en année une diminution des suspensions», se félicite-t-il. Campagne contre le harcèlement moral Dans l'après-midi, nous sommes attendus au Department of Education, le ministère fédéral de l'Education. Celui-ci n'existe que depuis 1979, sous Jimmy Carter. Dans le hall du ministère, une exposition d'œuvres plastiques réalisées par des élèves sélectionnés à travers tout le pays. Un catalogue en accès libre accompagne l'expo avec des reproductions des œuvres des élèves choisis où se mêlent peinture, dessins, collages, photographies d'art, patchworks, détournements d'objets… Sur des rayonnages sont disposés des exemplaires d'un livre que les visiteurs peuvent emporter avec eux. Intitulé : The Best Teen Writing of 2016, il s'agit d'une anthologie des meilleurs textes produits par de talentueux poètes et prosateurs en herbe. L'expo comme le livre sont l'œuvre de The Scholastic Art & Writing Awards (prix des Arts et de la Littérature scolaires), une organisation qui aide les jeunes talents repérés dans les écoles américaines (répartis sur 29 disciplines artistiques) à émerger et offre même des bourses aux meilleurs d'entre eux. Nous sommes aimablement reçus par Paul Kesner, du Bureau de la santé scolaire. Il est accompagné d'Angela Vann, de l'Office of Educational Technology. Durant cette entrevue, il sera surtout question de harcèlement moral dans les écoles et de cyber-harcèlement (bullying and cyberbullying). «Le harcèlement est lié à la différence», pointe Angela Vann, «alors qu'il faut précisément célébrer cette différence», plaide-t-elle. Cette différence peut être liée à une origine ethnique ou religieuse, à une orientation sexuelle, à un détail physique (surpoids, handicap, etc.). Il faut préciser que la violence par l'intimidation, les humiliations, les moqueries, les insultes répétées est prise très au sérieux aux Etats-Unis. La place que se sont accaparée les réseaux sociaux dans la vie affective des jeunes, y compris les adolescents, est telle que le «cyberbuylling» fait des ravages presque autant que les quolibets essuyés dans une cours de récré. Les conséquences du harcèlement moral sont nombreuses : décrochage scolaire, désocialisation, perte d'estime de soi, déprime, dépression voire suicide. Paul Kesner évoque la prise en charge à grande échelle du problème, avec, à la clé, le lancement d'une campagne sur internet contre le harcèlement moral par le ministère de la Santé (https://www.stopbullying.gov/). La stratégie repose dans une large mesure sur la prévention du harcèlement en encouragent la communication parents-enfants. L'idée est d'amener l'enfant à raconter régulièrement ce qui s'est passé à l'école, et les parents à avoir un regard attentif sur ce que font leurs ados, en particulier sur internet. Devant l'ampleur prise par le phénomène, le couple présidentiel s'est associé à cette campagne en diffusant un message vidéo suite au suicide d'un élève, victime de brimades. Outre Barack et Michelle Obama, une brochette de stars s'y sont également mis. «Le fait que des superstars en parlent a aidé à sensibiliser les gens sur ce sujet», souligne Paul Kesner. Parmi ces célébrités : Justin Timberlake, Anne Hathaway, Daniel Radcliffe (Harry Potter), Adam Levine, Justin Bieber, Lady Gaga et même la sulfureuse Kim Kardashian (To be continued).