De Washington DC en Arizona, en passant par la Virginie et New York, le rêve américain prend de multiples facettes. Outre la liberté et la démocratie, le pays de l'Oncle Sam est celui des lobbies et du nationalisme à l'extrême. Voyage au cœur des paradoxes. Washington DC (district of Columbia), capitale politique des Etat-Unis d'Amérique. À quelques miles de notre hôtel, plus précisément dans l'avenue Wyoming NW, une affiche collée à la fenêtre d'une maison attire notre attention : “Get back ours solidars from Irak.” (Rappelez nos soldats d'Irak). Une autre image nous a, également, surpris, la plupart des voitures immatriculées district of Columbia portent un slogan sur leurs plaques : “Taxation without représentation” (Nous payons nos impôts mais nous ne sommes pas représentés). Jouissant d'un statut particulier de la capitale fédérale qui ne dépend d'aucun Etat, les habitants de Washington ne sont pas représentés au Sénat. À Washington, la liberté d'expression se fait lire à chaque coin de rue. Au nom de cette liberté et en signe de protestation contre la guerre, une femme d'une cinquantaine d'années a élu domicile en face de la Maison-Blanche depuis une vingtaine d'années. “He George, read my lips, Peace now ! We are sacrificing a lot” (Hé George, lis sur mes lèvres, la paix maintenant. Il y a eu trop de sacrifiés). La squatteuse du bitume du White House ne semble déranger personne. Bien au contraire, elle incarne le concept de la liberté d'expression. Interrogée sur les motifs de sa mobilisation, elle se lance dans un long discours utopique du mouvement hippie. “Il faut arrêter les guerres ! La seule guerre que nous devions mener est celle de la paix et de l'amour”, dit-elle. Sa plaidoirie n'intéresse plus personne à part les quelques touristes de passage. Ses paroles n'atteignent même pas le grillage de la Maison-Blanche, d'en face, tous comme les chansons engagées de Neil Young. Certes, ses textes ne vont pas guider la politique des Etats-Unis vers plus de sagesse, mais elles ont déjà l'avantage d'exister et d'offrir un peu de réconfort et de satisfaction à ceux qui la dénoncent. “L'Amérique est belle, mais elle a un côté horrible” affirme l'ancien hippie en dénonçant la guerre en Irak. Le réquisitoire n'épargne personne. Sur fond de trompette, de chœurs et de guitare, il raconte les jours d'après le “Choc et l'Effroi”, nom de l'opération destinée à “libérer” l'Irak : “Des milliers d'enfants sans avenir et des millions de larmes pour les épouses de soldats.” Cet album est virulent. C'est rassurant de constater que c'est toujours le bon vieux rock'n'roll qui met les pieds dans le plat. Living with war est une immense bouffée d'oxygène et c'est bien d'en parler, afin de montrer qu'il existe d'autres voix aux Etats-unis qui refusent d'entrer dans la dynamique de la guerre. Mais, le vrai joyau de cet album est son septième morceau, Let's impeach the president, soit, destituons le président ! C'est ce que réclame Neil Young. Destituer Bush “pour avoir menti”, pour “avoir abusé du pouvoir que lui ont confié les électeurs”, pour “avoir conduit le pays à la guerre”. Destituer Bush pour “avoir kidnappé la religion”, “divisé le pays” et “négligé les Noirs” (notamment après la dévastation de La Nouvelle-Orléans par l'ouragan Katrina). Destituer Bush pour avoir “loué le service de criminels” qui déforment la vérité pour leurs intérêts (référence probable aux armes de destruction massive dont l'US Army a abandonné la recherche depuis bien longtemps...). C'est grâce à notre guide, que nous avons découvert cet album. Bien qu'il ne soit pas un fervent démocrate, il ne rate pas l'occasion de critiquer la politique de Bush. “Son mandat sera bientôt fini, le prochain locataire du bureau Ovale sera un démocrate”, espère-t-il. Il précise que la politique de Bush ne dépend pas simplement de ses décisions, mais aussi de l'influence de son entourage et des lobbies. Ces derniers interviennent dans chaque prise de décision, notamment au Congrès. Cependant, plusieurs écoles de pensée estiment que les lobbyistes utilisent leur pouvoir pour influencer les décisions. Les membres du Congrès, pour leur part, se moquent de ce que disent les intellectuels ; ils se soucieraient exclusivement de leurs électeurs et des quelques contributeurs politiques dont ils convoitent l'argent dans la perspective de leur campagne de réélection. Ce “deal” a créé une sorte d'absence de vrai débat au Congrès, ce qui justifie la présence, en masse, des think tanks et des lobbies au sein des partis politiques. Lobbying, l'autre mode de pression Les groupes de pression ou les Lobbies ? Tout le monde en parle, mais personne ne les connaît vraiment. Depuis les travaux pionniers du politologue américain David Truman, on s'intéresse activement à ce monde des “lobbies” et des “pressure groups”, qui apparaissent aux Etats-Unis comme des acteurs quasi institutionnels du débat politique. C'est une véritable armée d'“influenceurs” qui est présente à Washington, DC, pour informer et éduquer les législateurs et les autres décideurs afin de changer leur opinion. Selon l'Encyclopédie des associations, il existe 23 000 groupes officiels aux Etats-Unis, et plusieurs d'entre eux ont leur siège social à Washington, DC, avec l'objectif principal d'influencer la politique publique. Ces groupes incluent les groupes d'intérêts en matière économique (la Chambre de commerce des Etats-Unis d'Amérique, la National Association of Manufacturers), les groupes de défense de l'intérêt public (League of Women Voters, Environmental Defense Fund), les groupes d'intérêts gouvernementaux (National Governors Association, National League of Cities), ainsi que les groupes d'intérêts de nature idéologique sur les droits civils, sur des revendications spéciales et en matière de religion. De plus, 50 000 avocats, des milliers de lobbyistes enregistrés et non enregistrés, ainsi que d'autres consultants dans les domaines politiques et des affaires publiques sont en poste dans la capitale américaine. Enfin, il y a également du personnel diplomatique venant pratiquement de tous les pays. À cause du rôle magistral du Congrès dans l'élaboration des politiques, les efforts de lobbying des groupes d'intérêts sont souvent axés sur cet organisme. Les lobbyistes témoignent aux audiences des comités, fournissent de l'information aux membres de ces puissants comités et rédigent même parfois les lois. Les membres des comités partisans au sein du Congrès américain jouissent d'une très grande influence, et on compare celle-ci à l'influence exercée par les sous-ministres. Pour les lobbyistes, la manière la plus efficace d'influencer les membres du Congrès est d'expliquer l'importance d'un projet de loi pour les électeurs de ce représentant élu ou pour son Etat d'attache. Cependant, aux Etats-Unis, les organismes de réglementation, comme la Commission fédérale des communications ou la Food and Drug Administration, prennent aussi des décisions importantes en matière de politique publique. Les lobbyistes ou les avocats des groupes d'intérêts, en particulier ceux qui représentent les entreprises ou les associations commerciales, utilisent les mêmes stratégies avec ces organismes que celles qu'ils utilisent avec le Congrès. L'élaboration d'une réglementation est un processus qui comprend de multiples étapes incluant l'ébauche initiale, les audiences et la présentation de commentaires, ainsi que la présentation de la réglementation finale. Les groupes d'intérêts participent à toutes ces étapes : ils témoignent devant les responsables des audiences administratives, présentent des commentaires ou déposent des mémoires et rédigent l'ébauche de la réglementation en vertu de laquelle les clients devront fonctionner. On utilise souvent l'expression “triangle d'airain” pour décrire les liens entre les comités du Congrès, les organismes administratifs dont les ressources financières sont déterminées par les comités, et les lobbyistes qui travaillent étroitement avec ces deux groupes. Néanmoins, le trafic d'influence auquel se livrent les groupes d'intérêts rend un pays comme les Etats-Unis très difficile à gouverner et pose deux problèmes essentiels aux hommes politiques américains. D'un côté, il favorise l'incohérence et les contradictions au niveau de la formulation de la politique nationale, causant parfois un blocage du processus politique, et, de l'autre il remet en question la légitimité et la crédibilité de l'Etat, accentué par-dessus tout le caractère non démocratique de la représentation privée assurée par les lobbies. Le rêve américain prend du plomb Quand les armes à feu s'en mêlent, ils mettent à jour les fondements réels du rêve américain et démontent illusions et faux-semblants. Nul ne conteste l'ampleur de la tragédie de l'université de Virginia Tech. De Londres à Pékin, en passant par le Maghreb, l'heure était à l'incompréhension et à la compassion. Il était près de 7h lorsqu'une première fusillade a éclaté dans une résidence de cet immense campus, faisant deux morts, un homme et une femme. La police, croyant l'incident isolé, a fait évacuer le bâtiment et entamé son enquête. Mais deux heures plus tard, une seconde fusillade a éclaté au bâtiment, Norris Hall, abritant les salles de classe des élèves ingénieurs : 31 personnes, y compris le meurtrier, y ont trouvé la mort. Le drame, qui s'est produit sur ce campus universitaire situé à 430 miles au sud-ouest de Washington, rappelle celui de Columbine (Colorado, Ouest), qui avait traumatisé le pays quand deux lycéens avaient tué 12 camarades et un professeur avant de se suicider en avril 1999. Ce nouvel épisode sanglant d'une violence considérée par tous comme une spécificité américaine a reflété le problème du contrôle des armes aux Etats-Unis. Partout dans le monde, on souligne en effet le lien entre ce nouveau massacre et la souplesse de la législation sur les armes à feu aux Etats-Unis, où le droit de porter une arme est considéré comme une liberté fondamentale, inscrite dans la Constitution. Certains journaux européens ont dénoncé le lobby américain des armes à feu et la facilité à s'en procurer. Le massacre de Virginia Tech a bouleversé peut-être l'Amérique, mais il ne changera pas la culture d'un pays qui a la notion d'autodéfense inscrite dans son ADN et qui considère comme inaliénable le droit de posséder une arme. C'est au nom de cette liberté et de ce droit que près de 30 000 personnes meurent, par armes à feu, chaque année aux Etats-Unis. À ce propos, il est bon de rappeler certaines statistiques : les Etats-Unis détiennent le record du taux de mortalité par armes à feu en dehors des zones en conflit. Si l'on prend en compte le total des morts par armes à feu aux Etats-Unis en 2005, on recense 30 242 victimes (soit 83 par jour) réparties comme suit : 17 108 suicides, 11 829 homicides et 762 tirs non intentionnels ou accidentels. À titre d'exemple, la ville de Philadelphie a enregistré plus de 410 meurtres en 2006. Quant à l'Etat de Virginie, là ou s'est déroulé le drame, “à partir de l'âge de 12 ans, un enfant peu en toute légalité et sans l'accord de ses parents acheter chaque mois une carabine”, déclare Benoit Muraciolle, chercheur pour Amnesty International et responsable de la campagne “Control arms”, lors d'une émission. Selon le chercheur, il y aurait 200 millions d'armes à feu en circulation aux Etats-Unis dont 65 millions armes de poing, pour une population qui vient tout juste d'atteindre 300 millions d'habitants. Les statistiques officielles, quant à elles, attestent que 85% des tueries telles que celle du campus de Virginia Tech sont commises à l'aide d'armes enregistrées légalement. Même si les chiffres parlent d'eux-mêmes, cette question, qui divise bon nombre d'Américains, est loin d'être réglée. En effet, la législation qui entoure les armes à feu se réfère au deuxième amendement de la Constitution américaine. Adopté le 15 décembre 1791, celui-ci stipule qu'“une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un Etat libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé”. Aussi les partisans de ce droit en appellent-ils constamment à ce précieux amendement pour justifier leur “cause”. Ils prétextent que les coupables ne sont pas les armes, mais les meurtriers eux-mêmes. Un porte-parole de la National Riffle Association (NRA), le puissant lobby des armes à feu, plaide : “Les objets ne tuent pas, ce sont les criminels qui tuent.” Jouissant d'un poids politique très important, la NRA se révèle particulièrement efficace pour faire échouer toute tentative d'application d'une législation visant à contrôler plus strictement les ventes d'armes dans les différents Etats. Ainsi, le Washington Post a exposé la même rhétorique que les défenseurs de la “cause” du port d'armes : “La même tragédie aurait-elle eu lieu si la loi de l'Etat (Virginie) n'avait pas interdit le port d'armes sur le campus ?” Sous la présidence de Bill Clinton, un durcissement de la législation avait été adopté. C'était sans compter sur son successeur qui, sitôt qu'il fut au pouvoir, a refusé de reconduire la prohibition du commerce des fusils d'assaut votée par le Congrès en 1994. Rappelons également que la NRA contribue largement au financement du parti républicain. Quant aux démocrates, ils osent à peine aborder le sujet. Ils savent très bien que sur le point idéologique, les arguments de la NRA sont plus que douteux, mais ils ne peuvent se permettre de condamner la commercialisation des armes sous peine de perdre beaucoup (trop) de “fidèles”. Jusqu'à aujourd'hui donc, au lieu de s'attaquer à la base du problème, le gouvernement américain continue inlassablement à faire l'autruche, préférant équiper certains de ses établissements scolaires les plus sensibles de détecteurs de métaux, de caméras de surveillance et de gardes armés. Alors, il n'y a pas plus normal que de voir quelqu'un, aux Etats-Unis, porter une arme à la taille. Plus étonnant encore, dans certaines villes on accroche des affiches interdisant le port d'armes à feu à l'intérieur des organes, comme c'est le cas au centre d'aide sociale de Phénix Arizona. À l'entrée du centre d'accueil situé au South Central Avenue, une affiche collée à la porte, à côté d'une publicité de boisson, interdisant le port d'armes à feu à l'intérieur du centre : “Bearing of firearms inside this building.” Born in the USA… I was “Born in the USA… I was. Born down in a dead man's town”, soit “né dans une ville paumée. Je suis né aux USA.” Qui ne connaît pas la célèbre chanson qui a fait de Bruce Springsteen une immense star ! Le disque le plus vendu de l'histoire n'est, au fond, pas aussi gai qu'il en a l'air. La musique rock de cette chanson cache la noirceur des textes ; ainsi elle est passée de la contestation à la chanson patriotique. Le plus grand succès de Bruce, que Reagan prenait pour une chanson patriotique, alors qu'elle traite de la désillusion d'un vétéran du Vietnam, est redevenu d'actualité aux Etats-Unis après les évènements du 11 septembre 2001. Les Américains ont réapproprié cette chanson pour clamer leur patriotisme (nationalisme) surdimensionné qui n'est, dans l'immense majorité des cas, que le fruit de l'initiative individuelle. Là, c'est un vieil homme qui arbore un drapeau à sa fenêtre, là une serveuse d'origine latino, qui porte un pull aux couleurs de l'emblème étoilé ; on a vu même une voiture, à New York, complètement peinte aux couleurs nationales et des gâteaux en forme de drapeau. Il faut savoir que le serment d'allégeance au drapeau prononcé dans les écoles est né en 1892 de l'initiative entièrement privée d'un pasteur baptiste et socialiste, Francis Bellamy, et que le Congrès ne l'a reconnu comme symbole officiel qu'en 1942. Il nous a fallu du temps pour apprendre à ne pas en faire une maladie et accepter l'idée simple que les Américains, de droite comme de gauche, affichent ainsi leur fierté d'appartenir à ce pays. Ce qui rend le nationalisme américain vraiment exceptionnel, c'est qu'il s'exprime de multiples façons dans la vie quotidienne. Selon les sondages internationaux qui tentent de mesurer la fierté nationale, les Etats-Unis se classent en tête. Un autre sondage fait par l'Université de Chicago, réalisé avant le 11 septembre 2001, révèle que 90% des Américains se réjouissent d'être citoyens américains plutôt que citoyens de n'importe quel autre pays. Après le 11 septembre, la proportion a atteint les 97%. Ce chiffre n'atteint pas 50% dans la plupart des démocraties européennes comme la France, l'Italie et la Grande-Bretagne. En cette époque où il est de bon ton de se prétendre citoyen du monde, les Etats-Unis demeurent l'un des rares pays d'Occident où le nationalisme (appelé patriotisme là-bas) n'a pas de connotation péjorative. Peut-être parce que ce pays n'a eu aucune responsabilité dans les deux guerres mondiales. Peut-être, enfin, parce que le pays n'a flirté avec le colonialisme que durant un court moment de son histoire. Bref, aucun grand événement historique, sauf peut-être le Vietnam et l'Irak, n'est venu contredire cette croyance selon laquelle la poursuite des intérêts nationaux des Etats-Unis se conjugue avec le progrès économique, l'avancement de la démocratie et le nationalisme. Cependant, le patriotisme des Américains n'est pas une caractéristique difficile à démontrer. Devant les habitations, accroché aux vitrines des commerces et dans les endroits les plus inattendus, l'emblème étoilé devient une seconde peau, si ce n'est une cravate ou un dessous choc. Rares les Américains qui savent où se trouve l'Algérie sur la carte géographique. Il faut dire Afrique du Nord où, plus précisément, le Maroc, (rendu célèbre grâce à l'animatrice vedette de télé américain Oprah Winfrey, qui a contribué à la vulgarisation du tadjine marocain), pour qu'une lueur de compréhension se dessine sur le visage de l'interlocuteur. Mémoriser les noms des cinquante Etats du pays est déjà un lourd exercice pour eux. Dans ce pays où, pour voyager, il suffit d'aller dans un restaurant, la conscience du monde extérieur est archaïque. Pris entre deux océans, l'Américain vit en vase clos. N. A.