Alain Mabanckou est un romancier prolifique et talentueux, doté d'un dynamisme impressionnant et d'une générosité intellectuelle rares, comme j'ai pu le constater en octobre dernier à Dakar, lors des Ateliers de la Pensée. Son dernier ouvrage, Le monde est mon langage*, mérite le détour car dans le domaine des littératures africaines, il innove avec cet opus décrivant le cheminement littéraire de l'auteur à travers le temps et l'espace. L'ensemble rentre plutôt dans la catégorie des journaux de bord tel que défini par Philipe Lejeune, soit entre public et intime. L'apprentissage et le savoir partagé sont au cœur des réflexions et des sentiments multiples qui se mélangent aux envies de lectures de grands textes au gré des rencontres. Alain Mabanckou livre le fruit de ses virées littéraires à travers des lieux visités qui sont autant de raisons de se remémorer les échanges intellectuels avec des romanciers, dramaturges, poètes, artistes, philosophes et anonymes que d'opportunités pour présenter la littérature du pays visité. L'ouvrage est structuré autour de noms de lieux qui montrent l'amplitude des déplacements géographiques et témoignent de la volonté d'Alain Mabanckou d'aller vers l'Autre. Sa capacité d'absorption des cultures rencontrées, son empathie envers l'âme des pays et des villes visités sont offerts à un lecteur prêt à entreprendre un périple littéraire aussi exquis que possible. De Paris à La Nouvelle-Orléans, de Sainte-Marie en Martinique à Montréal, de Londres à Makélékélé au Congo, de Conakry à Brazzaville, d'Alger au Caire, de Mpili au Congo à Pointe-à-Pitre, de Douala à Buenos Aires, de Dakar à Madagascar, de Port-au-Prince au Gabon à la Suisse, de Pointe-Noire à Château-Rouge, nous sommes entraînés dans une formidable navigation planétaire. Dans le même temps, l'auteur aborde les littératures des pays visités, révélant la grandeur de l'âme humaine et le talent des romanciers qui se trouvent dans les trois continents, à l'intersection de sa vie et de son imaginaire. Le Congo reste le lieu du cordon ombilical, de la mémoire des ancêtres, mais l'ailleurs a toujours attiré le jeune Alain qui avait décidé d'être ouvert au monde et surtout de ne jamais s'enfermer ni considérer les choses comme figées. Sa nature profonde est d'être à l'écoute des «rumeurs du monde». Cet ouvrage témoigne des rencontres intellectuelles fécondes qu'il a eues et qui livrent ses secrets en termes d'admiration et d'échanges, comme celle avec J. M. G Le Clézio, qui, comme lui, se tient à l'écoute du monde. L'autre grande figure amicale est celle de l'académicien Dany Laferrière, poète et romancier haïtien et canadien, qui le reçoit dans sa cuisine et lui parle du monde dans toutes les langues, avec des envolées lyriques sur la création responsable. Leur entretien montre la franchise de Dany Laferrière dans ses textes, dans ses prises de parole et son rôle dans le monde global. Alain Mabanckou est aussi allé voir Sony Labou Tanzi dans l'arrière-pays congolais, à Makélékélé. Cet aîné l'avait marqué avec son roman La vie et demi. Sony Labou Tansi a mis en garde le jeune Alain contre le système politique et social du Congo : «Ce pays est malade de titres et je ne voudrais pas que des jeunes comme vous autres attrapiez cette maladie», ce qu'il a bien retenu ! Quant aux romanciers algériens, Mabanckou a rencontré Rachid Boudjedra qu'il compare à Sony Labou Tansi. Il a évoqué avec lui les questions linguistiques et la place de la langue française en Afrique, une langue décolonisée d'ailleurs par les deux romanciers. Dans une lettre au jeune Algérien Lounès, il évoque Kateb Yacine, Malika Mokkedem, Assia Djebar, Maïssa Bey, Fatéma Bakhaï. Il évoque la décennie noire en pensant à Tahar Djaout et Rachid Mimouni. Pour lui, la question de la couleur de la peau ne devrait pas diviser l'Afrique. A ce propos, il relate un incident avec un journaliste qui, suite au décès de Nadine Gordimer, lui rappella qu'elle était blanche, insinuant qu'elle n'était pas vraiment africaine, ce qui le mit hors de lui et le décida à «gommer ces références à la couleur de la peau, une vision essentiellement noire de l'Afrique». Les romanciers présentés sont nombreux : Eduardo Manet, Douglas Kennedy, Henri Lopez, Abdourahman Waberi (avec qui il prépare Le Dictionnaire amoureux de l'Afrique) ou la romancière gabonaise Bessora, si rebelle et si atypique. Ses rencontres littéraires passent par l'histoire littéraire du lieu visité. Ainsi, il propose sa vision de Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant, Chinua Achebe, Tchikaya U Tam‘si, Albert Camus, Awa Thiam ou Aminata Sow Fall. Selon Abdourahman Waberi, Mabanckou est un Afropolitain, un «enfant de la postcolonie». Il fait partie de cette nouvelle galaxie d'écrivains qui s'imposent et n'attendent pas qu'on les sollicite. C'est ce que j'aime en Alain Mabanckou dont l'écriture est «libre de tout clan, de toute surenchère», son seul postulat étant «l'expérience individuelle». Il traverse les frontières psychologiques et le monde est son langage soit «le moyen le plus rapide de revoir un écrivain est de se replonger dans son imaginaire». Alain Mabanckou, «Le monde est mon langage», Paris, Grasset, 2016.