Tachivount, une colline broussailleuse, est située en bas d'Adrar Ath Kodéâ, village relevant de la commune d'Aghribs, à 45 km au nord-est de Tizi Ouzou. Ce lieudit avait vécu, le 8 octobre 1959, une bataille mémorable entre un groupe de 27 moudjahidine et une compagnie de soldats français. Pour mémoire, l'association culturelle Adrar Ath Kodéâ organise, chaque année, des festivités, en invitant des rescapés afin d'apporter des récits, tout en se recueillant devant la stèle érigée sur le site à la gloire des 24 martyrs. Lors du 57e anniversaire de cette bataille, l'association a sollicité encore El Hadj Mohand-Saïd Mansour, de son nom de guerre Si Mohand-Saïd Boudoukhane, le seul encore en vie des cinq rescapés, pour narrer le déroulement de la bataille. Avant le 8 octobre 1959, explique M. Mansour, «j'étais à Aït Aïssa Mimoun (Ouaguenoun). La veille, le devoir m'avait appelé à rejoindre Iguer Bouirane (Fréha) afin de prendre part à une réunion d'urgence pour laquelle nous devions établir un PV. Nous n'avions terminé qu'à 4h du matin. Nous avions alors remis le PV pour être caché à Tikherbine, dans la maison d'Ali Ouramdane. Puis il y eut la sortie, sur des chevaux, des éléments du GMPR (Groupement mobile de protection rurale) de l'armée coloniale, basé au village Kahra. Ainsi, l'abri où fut dissimulé le document a été découvert. L'on a appris ensuite que c'était à cause d'un poste radio "oublié" en marche. Un moudjahid qui refusait de sortir de l'abri avait d'ailleurs été tué, et ainsi, les militaires du Gmpr découvrirent le PV sur lequel les noms des participants n'étaient pas portés. Seules les fonctions étaient mentionnées (aspirant de la région 3, adjudants des secteurs 1 et 2, Cheikh des habous…). C'est pourquoi l'ennemi comprit qu'il s'agissait d'une rencontre de l'encadrement, et il lança aussitôt une opération.» Si Mohand-Saïd Boudoukhane, alors aspirant et commissaire politique, rappellera la «vulnérabilité de la Wilaya III en cette période, avec la "Bleuite" (1958), qui installera une méfiance insoutenable dans les rangs des moudjahidine et entraînera la perte de nombreux cadres… La mort d'Amirouche, principal organisateur de la Wilaya, sera encore un autre drame. A son départ pour Tunis, Si Amirouche avait laissé comme responsable à la tête de la Wilaya, le commandant Akli Mohand Oulhadj. Et les directives du Congrès de la Soummam indiquaient qu'en cas d'absence d'un cadre de la Révolution, celui qui le remplace doit être son adjoint direct, et c'était Mohand Oulhadj dans le cas d'Amirouche. Mais avec l'arrivée de Si Abderrahmane Ou-Mira, des frictions eurent lieu. En plus d'un vide en encadrement, les moudjahidine souffraient de l'absence d'armement, de munitions, de nourriture... Arrive encore le cas d'un moudjahid, Si Allaoua, qui procéda, de son propre chef, à un rassemblement de maquisards pour lancer ce qui est appelé alors "Mouvement des officiers libres". Le drame s'accentuera avec la perte de prestigieux cadres durant l'opération Jumelles (juillet 1959), à l'image du capitaine Si Abdellah Moghni (août) et Si Amar El Bass (septembre). Ils étaient de véritables piliers dans la Wilaya III», se rappelle le narrateur, avant de revenir au sujet de la réunion d'Iguer Bouirane. «Nous avions chargé Si El Habachi d'aller voir Si Mohand Oulhadj. Il prit un groupe de combattants parmi la section qui assurait la protection de la "réunion". Au retour de Si El Habachi à Fréha, le jour était levé, donc il ne pouvait traverser la zone, quasiment nue, pour nous rejoindre, sans être repéré. Il nous envoya deux de ses djounouds pour nous remettre une lettre signée de Mohand Oulhadj avec le cachet de la Wilaya III. Dans le document, il est fait un tour d'horizon de la Révolution, avant de signifier que chacun est responsable dans la zone où il lutte. Nous nous sommes donc réunis en débattant toute la nuit. Au petit matin, les militaires français montèrent leur opération. Au début, on avait constaté que le nombre de soldats en mouvement ne dépassait pas une compagnie. Nos deux groupes de protection étaient, l'un à Adrar et l'autre à Iguer Bouirane. Aussitôt, un Sikorsky, hélicoptère à cabine en verre, commençait à survoler la zone d'Achruf Medjber (Adrar). Les moudjahidine s'y trouvant, surpris, pénétrèrent dans la forêt adjacente. Ainsi, les militaires à bord de l'hélico les ayant repérés ont aussitôt lancé des grenades fumigènes autour du site les abritant. Le groupe de la petite forêt d'Iguer Bouirane quitte les lieux et nous nous retrouvâmes au hameau d'Imsissen. Le seul lieu de repli était la colline boisée de Tachivount. Entre-temps, les militaires français avançaient de tous les côtés. Ils savaient qu'il y avait un "mouvement rebelle" dans la zone, mais ils ignoraient où nous étions exactement. En arrivant à cet endroit, une section de militaires s'est dirigée vers la crête se trouvant au-dessus du village Ichariouene, tout près, une autre rejoignit Tachivount, tandis que la 3e section allait rejoindre le lieudit Ouantadja. Le groupe où j'étais ne pouvait même pas voir la section qui passait derrière nous. Et le premier à tirer, ce fut Boudjema Ouvata, qui voyait un soldat face à lui. C'est là que les djounoud se sont mis à tirer sur tout militaire à portée de fusil, sachant qu'il n'y a pas, devant l'impressionnant encerclement, la moindre issue pour éviter l'affrontement. La section que nous avions attaquée a été anéantie et nous avions récupéré beaucoup d'armes, dont une pièce, "la 30 Robust". La bataille avait commencé vers 10h30 pour durer jusqu'à 18h environ. Pendant ce temps, ni l'aviation ni l'artillerie lourde ne sont intervenues, car il y avait une imbrication entre les deux côtés (ALN et soldats français). L'état major français ne pouvait user de cet armement, ne pouvant distinguer les cibles, d'autant que durant de longs moments, nous utilisions des armes automatiques récupérées sur l'ennemi. En fin d'après-midi, personne ne pouvait s'approcher des lieux, alors que nos compagnons étaient tous tombés, hormis les cinq blessés que nous étions. Ensuite, les militaires, pour avancer vers nous, ont ramené des civils comme bouclier. Chaque soldat se couvrait derrière un homme ou une femme. Les cinq survivants, gravement blessés sont Si Ahmed Abdellaoui, Tahar Ibouchoukene, Arezki Taouint, Saïd Lounes Ouguenoun et moi-même. Avec Arezki, nous fûmes traînés, les deux, jusqu'ici (lieu où est érigée la stèle portant 31 noms de martyrs, nldr). En face, il y avait un "aghalad" (muret en pierres sèches). Les chefs militaires firent leur bilan en diminuant le nombre de leurs pertes, alors qu'il y avait plus de 30 soldats tués, preuves étaient les armes que nous avions récupérées. L'armée a annoncé le lendemain qu'il n'y avait que trois soldats tués. Or, personnellement, j'avais vu 9 cadavres de militaires français, sans compter ceux tombés aux alentours. Après 18h environ, les tirs ont cessé et l'armée française commençait à prendre ses morts et ses blessés. La besogne durera jusqu'à 23h environ sous la lumière de fusées qui éclairaient toute la zone. Le lendemain, vers midi, on nous a pris par hélicoptère, moi et Arezki Taouint, puis l'hélico s'est encore posé instantanément et on a fait monter à bord les autres blessés (Tahar, Saïd et Si Ahmed). Ils nous ont pris au camp militaire d'Aghribs (Lakul Oufella). Là, on nous balançait, depuis l'hélico en équilibre au-dessus du sol à 2 ou 3 m, tels des sacs de pommes de terre. Les soldats se regroupaient autour de nous pour donner des coups de pied sur nos corps inertes, avant de nous enfermer dans une cave où la puanteur était insupportable. Au matin, on nous a ramenés encore, Arezki et moi, sur les lieux de la bataille où nous trouvâmes les corps, alignés, de nos compagnons tués. On nous demanda de les reconnaître. Puis dans l'après-midi, on m'a emmené, seul, à Tizi Ouzou, les autres ont été emmenés vers Azazga. Nous restâmes ainsi jusqu'au jour où nous nous rencontrâmes tous à la prison de Tizi Ouzou. Les moudjahidine tombés, dont je me souviens, étaient Si Abderrahamane n-Arros (aspirant), Si Ali Ouahmed Oudaï, adjudant de compagnie, Rabah Abba, un autre adjudant qui venait juste de revenir de Tunis. Il y avait Boudjema Ouvata, Amar Ghezaz, Saïd Aboutit, Cheikh Ouali, Hand Oumechi, Saïd Tazaïert (de Tifra), Medjiba Ahmed, un infirmier d'Aït Aïssi (Yakouren), Belaïd Ouakouak, Aït Ameur… Parmi tous ces jeunes, hormis Si Ahmed et Si Tahar, qui avaient 30 ans ou plus, tous les autres en avaient moins. Certains d'entre eux étaient mariés, d'autres non». Il rappelle que tous ces vaillants hommes, qui s'étaient engagés à combattre l'une des plus puissantes armées du monde pour arracher l'indépendance de leur patrie, n'ont même pas fait l'école de guerre. «Je me souviens d'une chose aussi, lors de notre jugement, un avocat nous a été affecté d'office. C'était un militaire appelé Lieutenant Bazoli. Celui-ci dira alors au président du tribunal : "M. le président, tout ce que je regrette, c'est de ne pas avoir eu ces garçons de notre côté, voyez-vous, ils sont un groupe restreint, mais ils ont tenu tête à une armée régulière". Je ne connaissais pas à l'époque ce que signifiait "une armée régulière ou non régulière"». Mohand-Saïd Mansour, âgé aujourd'hui de 90 ans, garde une lucidité de mémoire admirable. Si Mhand d'Imsissen rappellera qu'il était, le jour de la bataille, dans l'abri avec son frère Arezki. "Cependant, je me souviens que cela avait duré trois jours. A la fin de l'opération, nous sommes venus vers 18h enterrer les corps. Il y avait 22 moudjahidine et 2 civils (Mouh Ou-Mouh Agoun et Saïd Ath Khodja)".