Par Jean Marcou (*) L'ambassadeur de Russie en Turquie, Andreï Karlov, a été froidement abattu, alors même qu'il inaugurait une exposition russo-turque de photographies, à Ankara. La scène a tétanisé par sa violence tous ceux qui ont pu en voir des photos ou des images filmées. Un homme, qui se tenait derrière le diplomate russe, alors qu'il était en train de prononcer un discours, a subitement tiré en l'air, avant de faire feu sur lui à huit reprises. Grièvement blessé l'ambassadeur est mort peu après son admission à l'hôpital, tandis que son assaillant était abattu par les forces de sécurité turques. Ce dernier, qui a justifié son geste en parlant de venger le calvaire que subit actuellement Alep en criant «nous mourons à Alep, vous mourrez ici», a formellement été identifié peu après. Il s'agit de Mert Altinta, un jeune policier recruté en 2014 par l'académie de police d'Izmir. Cet assassinat, le premier d'un ambassadeur en Turquie, intervient quelques jours après l'attentat, attribué à la mouvance kurde la plus radicale, qui le 17 décembre a fait 14 morts à Kayseri, et était lui-même survenu une semaine après le double-attentat de Beikta, le 10 décembre. La fiabilité de l'institution policière remise en cause ? L'assassinat de l'ambassadeur Karlov apparaît toutefois comme une attaque d'un genre nouveau en Turquie, car partie de l'intérieur même d'une instance publique. C'est, en effet, grâce à son statut de policier que l'assassin a pu franchir les cordons de sécurité, s'approcher de l'ambassadeur et commettre son crime, dans l'une des aires les plus sécurisées du pays puisqu'elle se trouve à proximité du boulevard Atatürk, dans le quartier des ambassades de la capitale, et que le Premier ministre y passe plusieurs fois par jour pour se rendre à ses services. L'auteur des faits est-il un élément sciemment infiltré par une organisation religieuse, islamiste, djihadiste ? Observant l'identité des gradés qui l'ont introduit dans la carrière policière et se basant sur le parcours scolaire et universitaire de Mert Altinta, le quotidien gouvernemental Sabah évoque les liens probables qu'aurait entretenus ce dernier avec le mouvement Gülen. Quoi qu'il en soit, le recrutement récent de ce jeune policier renvoie aux nombreux mouvements de per-sonnel qui ont affecté les institutions publiques turques, au cours des dernières années. Avant même la tentative de coup d'Etat du 15 juillet dernier, la police avait déjà fait l'objet d'une importante épuration, en particulier après l'affaire du 17 décembre 2013 qui avait révélé au grand jour le conflit opposant l'AKP au mouvement Gülen. Plus généralement, l'opposition parlementaire a plusieurs fois critiqué la tendance du gouvernement à procéder à des recrutements hâtifs, pour faire face à de subites pénuries de personnels dans les institutions reprises en main. L'assassinat de l'ambassadeur Karlov risque ainsi de relancer les inquiétudes quant à la fiabilité d'institutions publiques lourdement ébranlées, au cours de la décennie écoulée, par des épurations nombreuses, répétées et contradictoires, qui ont probablement porté atteinte à l'esprit de corps, au professionnalisme et aux traditions qui caractérisaient jusqu'à présent l'Etat turc et son administration. Les relations russo-turques une fois de plus sur la sellette ? Sur le plan stratégique, on observe par ailleurs que l'assassinat de l'ambassadeur Karlov est intervenu à la veille du sommet tripartite Russie, Turquie, Iran prévu le 20 décembre à Moscou. Ce sommet participe aux efforts déployés par la Russie, ces derniers jours, pour écarter les Occidentaux de la recherche d'un règlement de la crise syrienne en valorisant l'intervention de puissances régionales eurasiatiques. Il y a deux jours, le président kazakh, Nursultan Nazarbayev, avait débattu au téléphone, avec ses homologues russe et turc, de la tenue possible d'une conférence sur la Syrie dans sa capitale, Astana. Il faut également rappeler que le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, était en vol pour Moscou pour se rendre au sommet tripartite précité, au moment de l'assassinat de l'ambassadeur Karlov. Alors même que la Russie décidait de maintenir le sommet tripartite en question, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine en personne se sont accordés, lors d'une conversation téléphonique, pour voir dans l'attentat d'Ankara une «provocation destinée à porter atteinte aux relations entre la Russie et la Turquie». Il est donc sûr que les rapports entre les deux pays ne seront pas affectés, dans l'immédiat, par le nouveau coup qui leur a été porté. Il reste que, passée l'émotion des premières heures et les manifestations d'empathie, naturelles le plus souvent en pareil cas, ce développement tragique risque de continuer à travailler en profondeur une relation entre Russie et Turquie, qui reste malgré tout fragile. En poste en Turquie depuis 2013, l'ambassadeur Karlov, qui avait été aussi en fonction en Corée du Nord, était connu pour son sang-froid, notamment celui dont il avait fait preuve lorsque l'aviation turque avait abattu, le 24 novembre 2015, un SU-24 russe sur la frontière turco-syrienne ; un incident qui devait provoquer six mois de brouille intense entre Moscou et Ankara. Dans le discours qu'il était en train de prononcer avant sa mort, évoquant les relations russo-turques, le diplomate russe avait une fois de plus souligné qu'«il était plus facile de détruire que de construire». Il savait donc bien que si les deux pays avaient fait assaut de bonne volonté, ces dernières heures, pour essayer de polariser l'attention de la communauté internationale sur l'efficience de leur nouvelle diplomatie conjointe, il ne fallait pas oublier non plus qu'ils campaient sur des positions stratégiques pas toujours compatibles, notamment en ce qui concerne le conflit syrien. Pour la Turquie, en tout état de cause, l'assassinat de l'ambassadeur Karlov est un nouveau coup dur qui ne peut qu'accroître des tensions nationales et régionales qui semblent se conjuguer actuellement pour ébranler la stabilité d'un pays aux prises également, pour la première fois depuis longtemps, avec une crise économique et financière qui sera difficile à surmonter à court et moyen termes.
(*) Directeur du mastère Méditerranée - Moyen-Orient (MMO) à Sciences-Po Grenoble et spécialiste de la Turquie. Article publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'Observatoire de la vie politique turque (Ovipot)