De nouvelles recherches sur l'histoire de l'Algérie paraissent chaque année, apportant souvent un regard neuf, particulièrement sur la Guerre d'Algérie. Le professeur Aïssa Kadri, qui encadre ou supervise nombre de travaux, nous apporte un éclairage sur ces productions. - On assiste ces dernières années à une recrudescence de productions historiques aussi bien en France qu'en Algérie. Vous venez d'en préfacer certaines. Cela correspond-il à une nouvelle forme de recherche ? Il y a, en effet, beaucoup de témoignages et d'ouvrages qui tentent des interprétations historiques, de nombreux travaux universitaires de pays (USA, G-B., anciens pays de l'Est, etc.,) et d'horizons divers. Je viens de préfacer deux ouvrages, celui d'André Paul Weber, publié à Alger aux éditions Casbah, et celui d' Heliette Paris aux éditions Publisud France). Tous deux participent d'une dénonciation de la domination coloniale, le premier à travers les modalités historiques de son implantation, l'autre dans le même registre, mais revenant sur le vécu et le «racisme colonial» comme climat social, en dépit de ce qui est souvent rapporté, à savoir une vie conviviale et harmonieuse entre les communautés. Pour l'anecdote, le livre de Weber relève une opération de tentative de remplacement des «indigènes musulmans» par des Chinois (déjà !) en 1863, à la demande du ministre français des Affaires étrangères. Nul besoin de souligner l'homologie de la situation des formes de domination passée et présente. Selon moi, les productions, plutôt nombreuses cette dernière décennie, peuvent être catégorisées selon deux grands types. Celles en premier lieu qui sont produites par les protagonistes de l'affrontement, derniers acteurs ou témoins contemporains du conflit, et celles, d'autre part, issues de recherches universitaires portées par une jeune génération, dont la caractéristique majeure est d'être distanciée du conflit. Celle-ci renouvelle la perspective d'approche et les points de vue par un adossement plus large aux sciences sociales, focalisant sur des faits précis, des points aveugles du conflit, en «carottant», développant des monographies et détaillant les situations, les contextes et les moments. S'inscrivant plutôt dans une perspective de micro-histoire. - Parfois, pour certaines recherches qui mettent au jour des éléments qui échappent à ce qu'on peut appeler l'«histoire officielle», avec beaucoup de guillemets, on perçoit ici ou là certaines réserves, comme si on égratignait la Révolution algérienne. Qu'en pensez-vous ? Vous avez tout à fait raison. La construction officielle de la mémoire et de l'histoire de la guerre a participé au processus de légitimation du pouvoir algérien représenté par les catégories supposées avoir été au premier rang de la lutte contre la domination coloniale. Cependant, on observe une remise en cause progressive de l'hégémonie d'une mémoire de la guerre sinon préfabriquée, du moins mythifiée et lissée, sous les coups des luttes sociales et politiques, de dissonances, de contestations et de la montée de tensions identitaires et régionalistes suscitées par un culte sélectif des martyrs et des «moudjahidine». Et souvent ces remises en cause se font par intériorisation de cette culture exclusiviste, sur le même registre que celui des tenants du pouvoir : traîtres vs héros. Il y a ainsi à déconstruire cette représentation dans la doxa algérienne en allant au-delà du monolithisme apparent de ce processus de légitimation d'un pouvoir exclusiviste, en spécifiant les intérêts de ses différents acteurs et composantes sociales. Les contestations nées des derniers mouvements sociaux sont également immuablement récusées comme des ingérences extérieures — le complot étranger — et les explications apportées sont toujours fondées principalement sur les menaces des «nostalgiques du temps colonial» ou leurs affidés. Les effets de la situation de face-à-face perpétuel avec l'ancienne puissance coloniale nourrie par les actions de revivalisme «nostalgérique», du côté français, consolident les arguments d'un «nationalisme mémoriel sélectif». Dans une perspective critique, il s'agit de prendre en compte la pluralité des points de vue et les différents régimes «de vérité historique» de mettre au jour, dans un processus inclusif, les questions taboues, enfouies, qui nourrissent le malaise identitaire et ébranlent les référents communs construits, dans un pluralisme d'engagements, dans la lutte anticoloniale. La lutte du peuple algérien au-delà de toutes les contradictions, de tous les avatars, de tous les tabous, n'a pas besoin, dans sa grandeur et sa contribution au mouvement d'émancipation des peuples coloniaux, de rester prisonnière d'intérêts catégoriels de classe politique vieillissante arc-boutée sur des référents monistes et exclusifs légitimant une domination et des enfermements d'un autre temps à destination d'un pays jeune et pluriel. Les jeunes générations doivent se saisir de cette histoire pour l'objectiver. Vœu pieux peut-être, quand on voit ce que sont devenues les universités massifiées et les départements d'histoire fossilisés. - Vous avez été rapporteur de la thèse de Fatima Besnaci sur le CICR. Quel regard portez-vous sur l'originalité de ce travail et son apport à l'histoire de la guerre d'Algérie ? La recherche de Mme Besnaci est un travail important qui va compter dans l'historiographie de la guerre d'Algérie. Elle s'appuie sur de volumineuses et importantes sources. Il y a là une impressionnante revue de l'univers concentrationnaire français. Elle en produit une typologie qui recoupe une spécialisation des centres que l'auteure, transcendant une logique de répression totale, caractérise de manière détaillée, à travers les catégories de populations dominantes qui y sont internées : Lodi, celui des communistes et syndicalistes (118 Européens internés à partir de 1957), Paul Cazelles, celui des militants de la Bataille d'Alger, Tefeschoun, avec la création d'une section femmes, Arcole, «centre des irréductibles», Bossuet, celui «des agitateurs politiques actifs», Berrouaghia, Djorf, Camp du Maréchal, Sidi Chami, Saint Leu, puis, plus tard, des CMI (14 centres militaires pour internés) et des CMIS (spécialisés pour «les éléments dangereux») Boghar, Ksar Thir, etc. Le propos central est l'analyse du rôle du CICR dans le rapport de force entre l'Etat français, signataire pourtant des nouvelles Conventions de Genève, qui refuse leur application à l'Algérie, considérant que l'insurrection algérienne relève de «troubles intérieurs», et les nationalistes algériens, qui cherchent à internationaliser la question. Les engagements du CICR visant à prendre en compte toutes les dimensions du conflit à travers aussi bien son action dans la prise en charge du statut de prisonniers de guerre des combattants algériens (PAM) que des effets de la guerre, permet à l'auteure de montrer les limites sur le terrain de cet engagement, comme en témoigne sa position dans le cas du massacre de Melouza/Beni Ilmane et les résistances françaises à l'application de la troisième Convention de Genève sur les prisonniers de guerre. L'auteure pointe la difficulté qu'il y a à analyser ce qui procède d'actions d'un mouvement révolutionnaire en situation de reconnaissance et où les interlocuteurs changent. La question des prisonniers français de l'ALN, peu étudiée jusque-là, fait l'objet de développements très fouillés qui éclairent les logiques des nationalistes, recherchant là aussi les gains de reconnaissance en tant que belligérants à part entière, «en tant qu'Etat» institué. La thèse rend bien compte de la complexité des situations souvent surdéterminées par les implications passées de différents protagonistes et acteurs dans le conflit. La question des supplétifs et des harkis est rendue dans sa complexité à travers notamment les trajectoires étudiées et les difficultés de la mise en œuvre de l'accord Ben Bella-Gonard. Elle relève les caractéristiques d'une situation très confuse, où les types d'internés, qui recouvrent aussi bien des opposants, des Messalistes que des supplétifs, que les lieux de détention sont divers et inattendus. Elle met au jour des situations très contrastées, plus généralement dramatiques, et rompt à cet égard avec les points de vue idéologiques et politiques partisans qui courent ici ou là sur le sort des supplétifs restés en Algérie. Elle appelle de ce point de vue à d'autres travaux proprement algériens, sur la question des harkis, en prenant en compte des archives et mémoires locales. - Vous avez coordonné une recherche sur les Printemps arabes que certains affublent du terme d'automne. Quel changement cette période apporte-t-elle au Monde arabe six ans après ? En effet, on est loin de ce qui a été médiatiquement célébré comme les prémices de la démocratisation d'un monde, sinon déclaré, du moins vécu par beaucoup, comme définitivement non soluble dans la démocratie. Et ce sont souvent les mêmes analystes qui, aujourd'hui, au-delà de la déploration convenue, retrouvant les stéréotypes essentialistes, renvoient les peuples et les sociétés à leur atavisme supposé et à ce qui serait leur spécificité culturelle explicative de ces comportements d'un autre âge. Pour beaucoup d'observateurs, la célébration de la «mort du Printemps arabe» ne fait plus de doute devant la guerre qui se nourrit de la guerre, devant le chaos installé dans de nombreux pays, devant l'incertitude et les périls dans lesquels vivent les autres. C'est méconnaître que l'on est dans un processus de longue durée, qui prend ses racines dans les expériences passées et n'est pas près de s'éteindre, comme en témoignent les luttes qui ici ou là se sont développées depuis la chute des dictateurs. Ces luttes s'inscrivent dans des processus qui trouvent leur fondement dans les désenchantements qui ont suivi l'échec des nationalismes développementalistes à la fin des années 1970, le reflux du «tiers-mondisme», la montée de mouvements identitaires, sous l'effet de l'emprise d'une mondialisation inégale. Pour autant, ces luttes, sous de nouvelles formes, présentent les mêmes limites que celles qui étaient à l'origine du «printemps arabe». Le chemin vers plus de participation citoyenne apparaît long et incertain, fait de reculs et d'avancées ; cependant, chaque société arabe, à l'image du modèle tunisien, certes fragile mais combien emblématique, trouvera en son sein dans une durée plus ou moins longue, dans les luttes au jour le jour, les conditions de sortie des systèmes autoritaires. Pour l'Algérie, les recompositions sont là, elles sont en train d'advenir dans un processus «d'implosion douce» de délitement par le bas, dans un cadre politique de «statu quo mortifère».