Dans le cadre de la manifestation « Français et Algériens : art, mémoire et histoire » initiée par Fatima Besnaci-Lancou, présidente de l'association Harkis et droits de l'homme, le colloque international sur le thème « Nouvelles approches sur l'histoire des harkis dans la colonisation et ses suites » organisé les 21 et 22 octobre derniers au siège de l'hôtel de ville à Paris, aura constitué un des temps forts de la manifestation. Paris : De notre bureau 46 ans après le rapatriement de quelques dizaines de milliers de harkis en France, l'historiographie et les recherches universitaires entreprises depuis, la conscience éclairée de la génération des enfants de harkis, incarnée en la personnalité de Fatima Besnaci-Lancou, renouvellent en profondeur la vision et l'analyse du phénomène harki. La grande nouveauté réside dans le fait que la nouvelle génération a choisi d'interroger et d'interpréter l'histoire de ses parents à la lumière du phénomène colonial et de ses conséquences, plutôt que de le lire stricto sensu à l'aune de la République française. Ce qui, bien évidemment, permet de faire reculer les stéréotypes et clichés auxquels n'ont pu échappé les harkis à l'instar des immigrés algériens qui eux, heureusement, ont été revus et corrigés par les travaux sociologiques du regretté Abdelmalek Sayad. Il faut dire que la qualité des intervenants et des témoins aura largement contribué à l'émergence d'une vision nouvelle éloignée des généralités simplificatrices pour opter en faveur de la complexité du phénomène harki longtemps occultée au profit d'une approche binaire. Le nationalisme n'a pas su penser la nation La figure dominante de ce colloque aura été celle de l'historien Gilles Manceron qui a réuni un aréopage de chercheurs, dont certains issus de l'immigration algérienne ont eu, au hasard de leurs travaux, à étudier la question des harkis. En premier lieu, ce qui est ressorti des nombreuses interventions, tant à la tribune qu'au sein du public, c'est que, en plus de sa complexité, la communauté de harkis n'a jamais constitué un ensemble homogène uni comme un seul homme derrière une mère patrie qui serait la France… En étudiant la colonisation et la formation nationale algérienne, René Gallissot, qui a longtemps enseigné l'histoire en Algérie, fait état d'une constante de la politique coloniale, à savoir susciter des guerres fratricides pour mieux annihiler le sentiment national. Cela a été le cas de la Hollande en Indonésie, de la Grande-Bretagne en Inde et bien sûr de la France déjà dans la guerre du Rif au Maroc en 1925-1926 puis en Indochine et en Algérie. L'idéologie coloniale va faire que ces supplétifs seront dotés d'un statut d'infériorité qui se traduit par des emplois subalternes ou des soldes inférieures à leurs pairs métropolitains. « Le recrutement des harkis, rappellera-t-il, se fera de manière massive sous la Ve République après 1958 et après que le FLN eut perdu la bataille des villes pour l'intensifier dans les campagnes. » Mohamed Harbi, incarcéré en 1965 au camp de Lambèze, a côtoyé des harkis et les a longuement interrogés sur leurs motivations, il dira à ce sujet : « Nombre d'entre eux ont été ‘'retournés'' après qu'un massacre eut frappé leur famille. » De même certains autres n'ont endossé l'uniforme que pour des motifs de survie alimentaire. Il en conclura : « La colonisation a su instrumentaliser les fractures de la société algérienne. Si les dirigeants des maquis pensaient que l'opinion leur était acquise, il se trouverait qu'ailleurs le lignage et les appartenances claniques se sont révélés plus forts que le nationalisme ambiant. » Il insistera même sur le fait que l'épopée libératrice a beaucoup trop souffert d'avoir été rapportée en noir et blanc. Ainsi, on retiendra de cet exposé que le sentiment national en Algérie a connu une lente émergence, ce qui explique mieux le phénomène des supplétifs. Nous retiendrons également cette vérité historique, selon laquelle pour Mohamed Harbi « le nationalisme n'a pas su penser la nation, oublieux des formations sociales diverses qui coexistaient sur le territoire national ». Omar Carlier, enseignant à Paris VII, enfoncera le clou en soulignant que c'est l'identité familiale remontant à la tribu qui définit le positionnement social. A ses yeux « le rapport généalogique est de première importance ». A travers plusieurs exemples, il fera la démonstration que l'union nationale ne s'est forgée qu'après une lutte impitoyable et fratricide. René Galissot rebondira sur ces approches privilégiant le lignage en citant Germaine Tillon : « On ne comprend rien à l'Algérie, si on ne comprend pas le fait familial. » François-Xavier Hautreux de Paris X insistera pour sa part sur la réalité multiforme des harkis dont les motivations l'étaient également. « L'Algérie est une identité en formation ». C'est là une explication partagée par tous les historiens présents. Pour lui, la constitution des harka résulte surtout des massacres et exactions du FLN dans les campagnes. « Comment dépasser les clichés et stéréotypes ? » De même, n'oublions jamais qu'une grande partie de la population rurale dépendait de l'armée pour sa survie (les SAS) sans omettre ceux qui désertaient au premier coup de feu ou ceux qui rejoignaient le FLN même si en 1961 on recensait 120 000 harkis. Abderrahmane Moumen, historien à Perpignan, évoquera de son côté les massacres post-indépendance, entre 1962 et 1964, sujet à la fois douloureux et flou quant aux chiffres ou statistiques non établis. Toutefois, il nuancera son propos en rappelant aussi que nombre de supplétifs n'ont pas été touchés par des représailles (ceux du bachagha Boualem dans l'Ouarsenis par exemple). « Sans reconnaissance mutuelle, conclut-il, on ne pourra déboucher sur des mémoires apaisées. » La sociologue Marnia Belhadj enseigne à Poitiers, pour sa thèse de 3e cycle, s'est penchée sur le phénomène des cités de transit largement occulté par rapport aux bidonvilles et a inclus les enfants de harkis dans sa recherche. A son avis, on a trop souvent oublié les camps de relégation des harkis, dont la réalité a des allures d'apartheid. Sur la communauté de destin des deux entités (beurs et harkis), elle rappellera que la marche pour l'égalité de 1983 les a regroupés sous la houlette de la figure emblématique de Toumi Djaïdja, lui-même fils de harki. Ils surent dépasser le contentieux historique, conscients qu'ils subissaient le même rejet de la France en raison de leur faciès d'Arabe. La dernière table ronde s'est interrogée « Comment dépasser les clichés et stéréotypes ? ». Catherine de Wenden, directrice de recherche au CNRS, a mis en lumière le fil conducteur de ses enquêtes, au terme desquelles il ressortait que les enfants de harkis revendiquaient le respect à la fois comme français et musulmans. Ainsi, ils ont été les premiers à réclamer des carrés musulmans dans les cimetières. Leurs autres revendications ont porté sur une demande de légitimité et surtout de réconciliation avec l'histoire. Ghaleb Bencheikh, aussi brillant que d'habitude, a également plaidé pour des mémoires apaisées rappelant au passage que le défunt Cheikh Abbas, son père, alors recteur de la Mosquée de Paris, a longuement intercédé auprès des autorités algériennes pour le retour au pays des harkis. Il a émis ensuite le vœu que le trauma ne soit pas transmis de génération en génération et que la France devra considérer son identité nationale comme « plurielle, composite, sédimentée, même si son socle est chrétien. » Il plaidera également pour une meilleure reconnaissance et une meilleure place de la langue arabe et que cesse la vision binaire sur les Arabes, tantôt sauveurs du marché des pouliches à Deauville, tantôt inéluctablement imperméables à la laïcité républicaine. Ce fut donc un colloque utile et passionnant de bout en bout et que nous vous avons rapporté de manière évidemment parcellaire. Pour notre part, nous retiendrons cette certitude qu'il importe désormais de sortir du champ des mémoires pour entrer dans celui de l'histoire. L'apaisement est à ce prix.