La bataille pour la reconquête d'Al Bab a ravivé la concurrence entre l'armée syrienne et ses alliés et les rebelles de l'ASL soutenus par la Turquie. En dépit du rapprochement russo-turc, la frappe russe accidentelle du 9 février, qui a causé la mort de trois militaires turcs en Syrie, n'est pas sans rappeler la «bavure» de la coalition américaine contre l'armée syrienne à Der Ezzor en septembre dernier : une manière de rappeler sans doute aux Turcs qu'il existe des lignes rouges à ne pas franchir. Le jeu des acteurs sur le terrain est donc de plus en plus complexe : d'un côté l'ébauche d'un processus politique entre Russes, Iraniens et Turcs, amorcé à Astana, est toujours en cours ; de l'autre, il n'exclut pas que le bras de fer continue avec la Turquie, qui a annoncé sa prochaine étape militaire après la reconquête d'Al Bab : Raqqa. Par ailleurs, depuis l'accession au pouvoir de Donald Trump, les relations entre Ankara et Washington ont connu un réchauffement dans une situation pourtant paradoxale, où les Américains maintiennent leur ferme soutien aux forces kurdes syriennes honnies par la Turquie. Les initiatives diplomatiques se renforcent pour attirer de nouveau les Turcs dans l'orbite américain : le chef de la CIA, Mike Pompeo, s'est rendu en Turquie le 9 janvier dernier, deux jours après l'échange téléphonique entre Trump et Erdogan évoquant la redynamisation de la coopération bilatérale. Dans cette situation de plus en plus instable, le réflexe turc est donc de faire monter à nouveau les enchères entre Russes et Américains. Si Trump entend véritablement mettre en œuvre sa stratégie d'endiguement de l'influence iranienne en Irak et en Syrie, il est contraint de coopérer avec des acteurs régionaux comme l'Arabie Saoudite et la Turquie. Depuis son arrivée à la direction des affaires, le changement d'attitude vis-à-vis de Riyad et d'Ankara est palpable. Mais pour consolider l'entente avec les Turcs sur le terrain en Syrie, Washington devra sacrifier la carte de pression kurde en enterrant la revendication du projet autonomiste dans le nord du pays. Sur ce point, la Russie, qui a promis à Ankara de bloquer la progression des FDS dans le Nord, a déjà offert des garanties en acceptant d'écarter la représentation kurde de la conférence d'Astana. Moscou et Washington courtisent donc tous deux Erdogan, mais la Russie est confrontée à deux blocages. Premièrement, l'option consistant à négocier avec les groupes modérés pour affaiblir et isoler Jabhet Fateh Cham (ex-Front Nosra), défendue par les Turcs et les Russes mais désapprouvée par l'Iran, s'est avérée un échec cuisant après la liquidation des acteurs qui ont pris part à la conférence d'Astana. Deuxièmement, si les Russes sont bien disposés au compromis avec les Turcs, les Iraniens, quant à eux, rejettent toute prétention turque sur le nord de la Syrie. Le réalisme politique a certes conduit Téhéran à opter pour le compromis en acceptant d'être l'un des garants de l'exécution de l'accord d'Astana, mais pour autant, les Iraniens rejettent catégoriquement l'idée d'une aire d'influence turque en Syrie. Dans un contexte aussi volatil, l'évolution du rapport de force sur le terrain s'avérera cruciale dans les semaines à venir.