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«La reconnaissance est une condition au dépassement du passé colonial et au rétablissement de relations apaisées entre les deux pays» Gilles Manceron. Historien
Historien, membre de la Ligue des droits de l'homme, auteur d'une quinzaine d'ouvrages traitant du colonialisme en Algérie, Gilles Manceron met l'accent sur l'autre regard de la société française vis-à-vis de «l'autre» 8 Mai 1945… - Pour la troisième année consécutive, les collectifs L'Autre 8 Mai 1945 et Sortir du colonialisme se mobilisent pour replacer dans le débat public la question de la reconnaissance par l'Etat français des massacres commis en son nom dans le Nord constantinois. Qu'avez-vous prévu pour cette année ? La question de la reconnaissance par la France des massacres de mai-juin 1945 dans le Nord constantinois a commencé à être posée publiquement en 2005, lors du cinquantenaire de cet événement. Une marche a eu lieu dans les rues de Paris, une projection du film documentaire de Mehdi Lallaoui a été organisée avec le soutien de la mairie de Paris, la Ligue des droits de l'homme a organisé un colloque avec des militants nationalistes algériens de l'époque et des historiens. En 2015, un collectif a lancé un appel à la reconnaissance de cette répression aveugle, signé par de nombreuses associations, et des rassemblements ont eu lieu à Paris, devant l'Hôtel de Ville, et dans d'autres villes. En même temps, des livres, des films documentaires, dont celui de Yasmina Adi diffusé sur France 2, ont mieux fait connaître aux Français cet événement. En 2016, d'autres rassemblements ont eu lieu, notamment à Nanterre, Paris, Nîmes, Roubaix. Cette année, la principale initiative a été un colloque international qui a réuni des historiens algériens et français et où une table ronde a posé avec force le problème de la reconnaissance par la France de la répression du 8 Mai 1945 et des autres crimes qui ont ponctué son histoire coloniale. - Cette reconnaissance est indispensable pour rehausser le niveau des relations entre les deux rives et promouvoir le vivre-ensemble en France, non ? C'est une question importante pour les relations franco-algériennes, car la reconnaissance par la France des crimes de sa colonisation est une condition au dépassement du passé colonial et au rétablissement de relations apaisées entre les deux pays. Mais au sein de la société française, elle est importante aussi pour le dépassement de toutes les mentalités et de tous les comportements hérités de l'époque coloniale. La reconnaissance de la part d'histoire dont les descendants de l'immigration algérienne sont les héritiers est liée à celle de leur place pleine et entière dans la société française et de la fin des discriminations à leur égard. Elle est indispensable pour que la société française en finisse avec l'héritage de l'époque coloniale. - Cette question est-elle liée à l'ouverture des archives, à l'écriture objective de l'histoire et à l'introduction de cet épisode dans les programmes scolaires en France ? En effet, établir la vérité sur cet épisode implique la poursuite du travail des historiens et l'ouverture complète des archives. Il doit être replacé dans l'histoire du Mouvement national algérien qui a pris conscience qu'une véritable insurrection nationale impliquait une meilleure organisation. Car il y a eu 103 morts européens, dont la plupart ne faisaient pas partie des milices de civils armés criminels. Ces victimes civiles ont souvent été l'objet de meurtres incontrôlés. C'est le mérite de votre livre de le montrer, comme il montre aussi que certains Européens ont protégé des Algériens. Les fondateurs du FLN et notamment les organisateurs du Congrès de la Soummam, Abane Ramdane et Larbi Ben M'hidi, ont voulu en tirer les leçons. Côté français, il ne suffit pas de dire que cette répression fut un crime d'Etat commis par la France. Il faut que les historiens reconstituent les faits et établissent les responsabilités précises, celle du chef de l'armée en Algérie, le général Martin, du commandant de la Division de Constantine, le général Duval, du gouverneur général de l'Algérie, Chataigneau, du préfet de Constantine, Lestrade Carbonel, du sous-préfet de Guelma, Achiary. Qu'ils tentent de savoir aussi le niveau d'information du chef du gouvernement français provisoire de l'époque, le général de Gaulle, le rôle des ministres qui ont encouragé la répression, celui du ministre de l'Intérieur, Tixier, qui semble avoir voulu l'arrêter en envoyant sur place le général Tubert. C'est le travail des historiens qui, trois quarts de siècle après les faits, doivent pouvoir accéder librement à toutes les archives. Et il faut que les programmes et les manuels scolaires français restituent honnêtement cette histoire. Qu'ils montrent que cette répression du 8 Mai 1945 est liée à l'adhésion très majoritaire de la France libre et des principales forces politiques françaises de l'époque, y compris à gauche, au maintien de l'empire colonial. - Le conseil de Paris ainsi que de nombreux conseils municipaux de villes françaises ont fait un grand pas en avant, non ? En effet, depuis deux ans, plusieurs villes françaises ont adopté des résolutions en faveur de cette reconnaissance : la ville de Paris, à l'unanimité de son conseil municipal, un certain nombre de communes de la banlieue parisienne, la ville de Rennes, etc. Cela témoigne d'une évolution de l'opinion française par rapport à la question du passé colonial, notamment par les jeunes générations, qui ont une perception différente de celle des générations précédentes. Le fait qu'Emmanuel Macron ait déclaré, en février dernier à Alger, que le colonialisme était un crime contre l'humanité est lié au fait qu'il appartient à une nouvelle génération qui voit cette histoire autrement que la précédente. - Selon vous, pour quelles raisons le gouvernement français ne veut toujours pas emboîter le pas aux élus locaux de gauche et de droite ? C'est surtout du côté de certaines forces politiques et municipalités de gauche qu'on constate une volonté de reconnaître le passé colonial de la France et de rompre avec lui. L'extrême droite et la plupart des forces politiques de droite continuent de diffuser les idées nostalgiques du passé colonial et leur prolongement actuel, le racisme et l'islamophobie. A Perpignan, des associations héritières de l'OAS et proches du Front national ont déposé plainte contre les propos d'Emmanuel Macron à Alger et ont manifesté, avec le maire de droite, contre eux. Les gouvernements de Jacques Chirac et de François Hollande avaient fait de petits pas dans le sens de la reconnaissance nécessaire, mais sans oser être clair et avoir le courage d'être en avance sur l'opinion moyenne des Français. C'est à la partie anticolonialiste de la société française qu'il revient de faire progresser l'opinion publique et de pousser le nouveau Président et les nouveaux députés et gouvernants à prendre courageusement leurs responsabilités. - Que peuvent faire les médias afin de pousser l'Etat français à reconsidérer sa position, sachant que la reconnaissance n'est pas repentance ? Les médias sont, avec l'école, un des principaux moyens d'information de l'opinion et ils peuvent contribuer aux prises de conscience nécessaires en son sein. Certains, comme le journal Mediapart, le font avec détermination et nous devons les saluer. Il ne s'agit pas, en effet, de repentance, car les Français d'aujourd'hui ne sont pas responsables des crimes des générations qui les ont précédées. Ils n'ont pas à s'en repentir, mais ils doivent les connaître, les condamner et prendre conscience des idéologies racistes qui les ont rendus possibles. Il faut prendre au mot Emmanuel Macron, qui a de fortes chances de devenir, le 7 mai, le prochain président de la République. Il faut lui demander de reprendre et de préciser ce qu'il a voulu dire à Alger, de le dire solennellement et directement aux Français et d'en tirer toutes les conséquences. La prochaine commémoration du 8 Mai 1945 sera l'occasion de l'inciter à le faire, pour que la société française sorte enfin du colonialisme et de toutes ses séquelles.