Ayant à son actif de nombreuses publications dont La Casbah d'Alger : gestion urbaine et vide social, Djaffar Lesbet dresse un constat sur l'état de notre patrimoine architectural, la gestion des lotissements urbains et de l'ancienne médina qu'est La Casbah, dont la restauration fait du surplace, à défaut de bricolage. - Depuis quelques années, des immeubles de quartiers de la capitale font l'objet de ravalement de leurs façades. Peut-on parler de véritable réhabilitation de cet héritage colonial ? Si l'initiative est louable, elle ne reste pas moins regrettable, car elle ne s'inscrit pas dans un cadre organisé, n'a pas pour objectif l'entretien continu du patrimoine. On assiste à des opérations sporadiques, engagées dans l'urgence. Le but est esthétique et ponctuel, à l'occasion d'une visite officielle. Elles ne concernent que les édifices vitrines de la capitale. Aussi, pour rectifier le tir, les immeubles d'Alger ne sont pas un héritage colonial, bien qu'ils aient été construits à cette époque. Devrait-on dire que La Casbah est un héritage de la présence ou de l'occupation ottomane ? Non. Les immeubles, haussmanniens ou autres, construits durant la colonisation, sont l'expression de diverses écoles ou tendances architecturales, à un moment donné. Aussi, est-ce que les œuvres de F. Pouillon seraient classées en deux rubriques ? «Deux cents colonnes» de coloniale, et «El-Minzah», héritage d'Algérien ? Il ne viendrait à l'idée d'aucun Andalou de qualifier l'Alhambra de colonial. Tous les ouvrages témoignent et contribuent à la diversité architectonique font la richesse et l'originalité de notre patrimoine. Une œuvre artistique, voire architecturale, n'a pas de nationalité, elle est universelle. - Les nouvelles villes, comme celle de Sidi Abdellah, qui accueillent les sites AADL, notamment, répondent-elles, selon vous, à une planification urbaine viable ? A l'origine oui, on a tout fait pour. C'est bien d'évoquer Sidi Abdellah, c'est l'occasion de me rappeler au souvenir de mon ami Jean-Jacques Deluz. Il me faisait parler de la sociabilité de La Casbah. Pour faire court, je lui disais qu'à mon époque les noms de rues et les numéros de maisons étaient superfétatoires, chaque lieu avait son histoire, qui servait de repère, et les terrasses, autant de boulevards pour femmes. D'où l'idée de décorer les entrées d'immeubles avec des histoires populaires et rendre les terrasses accessibles, pour redonner vie à des espaces souvent abandonnés. Depuis, notre complice, le regretté Lyes Hamidi, est parti, Jean-Jacques a été «remercié», et je ne sais plus si le programme a été respecté ! Entretenir un logement, c'est comme élever un enfant. L'important est de veiller sur lui, cela nécessite un engagement à long terme. Ce n'est pas par hasard qu'à La Casbah, le terme «darna» signifie «ma famille». - Comment voyez-vous les projets urbanistiques dans les nouvelles villes qui seront créées ? Une ville nouvelle s'inscrit sur un territoire, déjà géré par une administration. Elle est destinée à l'accueil d'une population, du lieu, déjà familiarisée avec les pratiques et un mode de non-gestion en vigueur. Sans de profondes réformes, les villes nouvelles sont condamnées à perpétuer les pratiques anciennes. - Expliquez-vous... La question porte sur les villes nouvelles ! Pas sur un nouveau mode de gestion. Dans ce cas, toutes choses étant égales par ailleurs, elles ne peuvent évoluer différemment ! Ce ne sont pas les villes qui forment et entretiennent les hommes, mais le contraire. Et ce n'est pas toujours une question de moyens. La Casbah nous offre un exemple éloquent. La majorité des habitants étaient indigents. La fin d'''E-Dalla'' (autogestion des espaces communs, ndlr), marque le début de sa déchéance. Or, depuis l'Indépendance, le niveau de vie des Algériens s'est nettement amélioré, mais, paradoxe, les villes sont de plus en plus dégradées, ballottées entre contingences et nécessités. - Beaucoup d'acteurs, architectes, urbanistes, voire des sociologues, s'inquiètent du devenir de nos villes, tirent la sonnette d'alarme, réclament des mesures, clament les malaises et proposent des solutions, mais on ne voit rien venir… Que peut-on attendre d'un dialogue entre sourds et muets ? Les constructions, en général, sont le produit d'une situation d'urgence à perpétuité, savamment entretenue. Dans ces conditions, l'immeuble est plus l'expression d'une somme d'oukases, traduite en mètres cubes de béton armé agglutinés, sur des espaces innommés et innommables. Il est rare que l'architecture, traduise le génie de l'architecte. Or, l'Algérie a des architectes brillants, ils ont fait des œuvres remarquables. Je cite Larbi Merhoum, Aïcha Ouadah, Halim Faïdi, entre autres. Il faut juste libérer la créativité. La revue Vie de Ville organise chaque année un concours, «la Charrette d'or». Une jeune architecte, Mlle Yasmine Belabed, lauréate du projet «Darna» en 2015. C'est une opportunité, pour combler l'absence de projet et par là même de ressusciter La Casbah … Il reste à ce jour sans suite. Pourquoi ? Or, le jury a été présidé par le directeur de l'Ogbec, et entre autres, un conseiller du wali d'Alger était membre. Qu'attend-on pour mettre «projet approuvé» ? Or, on ne sait quoi faire des budgets alloués à La Casbah. - Comment analysez-vous la récurrente question de la restauration de l'ancienne médina, cette Casbah qui chavire entre plans d'urgence, rafistolage, étaiement, déblaiement, relogement ? Il y a, peut-être, une nouvelle opportunité : La Casbah est à nouveau sous l'égide de la wilaya. J'espère que son sort devienne une de ses priorités. Un nouveau départ, en rupture avec les habitudes acquises est possible, pour initier une autre approche, reprogrammer le processus et relancer les projets, tels que La Charrette d'or 2014. Le bilan, est édifiant. Les budgets et les relogements ont été proportionnels à la déchéance de La Casbah. Il est temps d'associer les propriétaires et tous ceux qui désirent vivre à La Casbah et les rendre responsables de son devenir. Ainsi, au lieu de perpétuer les financements à fonds perdus, pas pour tout le monde, mettre en place des mécanismes d'aide adaptés au cas par cas. Désormais le propriétaire ou ses ayants droit acceptent une hypothèque à hauteur des aides consenties par les pouvoirs publics. Tant que la famille continue à habiter La Casbah, elle n'a rien à payer et s'engage à entretenir son bien. A la première transaction les propriétaires récupèrent le prix de leur ancienne ruine et l'Etat recouvre ses financements et/ou dispose du bien. C'est gagnant-gagnant. Ce mécanisme peut être adapté à la reconstruction des parcelles vides, qui dénaturent La Casbah et découragent toute initiative. Pour mettre fin à cette situation, qui a prouvé son inefficience et démontré ses capacités de nuisance, les propriétaires doivent être responsables, dans tous les sens du terme, de leur bien selon, bien sûr, des conditions à définir, dans le cadre d'une approche concertée, pour atteindre des objectifs clairement identifiés. - Justement, comment définir ces conditions ? Il faut envisager des mesures adaptées à la situation, qu'elles soient en fonction de la destination envisagée par les pouvoirs publics pour La Casbah. Il faut que les responsables disent ce qu'ils veulent faire de La Casbah, concrètement et en toute transparence. A mon point de vue, il est impératif de rompre avec les tentatives en cours et mettre en œuvre de nouveaux moyens pour associer ou contraindre les propriétaires à assurer l'entretien permanent de leurs parcelles, sous peine d'amende mensuelle, ou à vendre leur ruine, au prix du marché. L'acheteur est tenu de respecter le cahier des charges spécifique. Il s'agit aussi de mener des actions dissuasives, supprimer les constructions inappropriées, édifiées après le classement de 1992. Tout propriétaire est tenu de soumettre, dans un délai raisonnable, aux autorités, un projet de reconstruction, faute de quoi, le terrain, est préempté (conditions à définir). On respecte les devoirs, avant de réclamer les droits. Alger est la seule ville au monde où le foncier, dans un centre historique, n'a pas de valeur. Il faut libérer les initiatives, pour qu'enfin La Casbah redevienne «El Mahroussa», «El Bahdja», «El Beïda». - En dépit des dizaines de milliards engloutis pour la réhabilitation de La Casbah, le Plan permanent de sauvegarde s'essouffle. Le décor donne le haut-le-corps, les douérate attendent d'être restaurées, les gravats inondent les placettes vides, les demeures murées sont de nouveau squattées, les BET et entreprises ont déserté les lieux… Je dira que l'efficience ne peut être estimée au nombre d'entreprises qui font acte de présence sur le site, ni par rapport aux budgets dépensés à fonds perdus. Mais l'évaluation doit se faire sur la base de publications officielles périodiques et accessibles à tous. Mais, comme on se contente de diffuser des slogans et effets d'annonce, on ne peut s'attendre à grand-chose. Combien de fois a-t-on annoncé le lancement de grandes opérations ? A l'aube de l'an 2000, il y a eu la réhabilitation de l'îlot Sidi Ramdane, resté sans suite et bien d'autres programmes avant, mais sans résultat palpable. A ce jour aucun bilan n'a été tiré. Depuis, on navigue au gré de la houle, pour arriver nulle part. Aussi, où en est la restauration de la Citadelle dont le chantier fait du surplace depuis plus d'une décennie. - Y a-t-il nécessité d'impliquer la société civile, du moins les gens qui disposent de moyens de restituer ce lieu historique, culturel et touristique ? Les gens qui disposent de moyens ne sont généralement pas dépourvus de raison. Il faut les associer dans le cadre d'un programme organisé, avec des objectifs clairement définis. On peut faire tellement de choses pour stopper la gangrène qui mine La Casbah, mais pas sans volonté clairement exprimée, sans perspectives annoncées, dans la transparence absolue et que le programme, une fois approuvé, soit effectivement mis en œuvre et suivi. Aujourd'hui La Casbah n'a pas de valeur, mais rien ne vaut La Casbah.