Mohammed Dib est parti en emportant avec lui de terribles déceptions. Parmi elles, celle de ne pas être publié dans son propre pays ne fut pas la moins dure. Ainsi, a-t-il déclaré, qu'à maintes reprises, il avait tenté de susciter la coédition de ses ouvrages en Algérie sans que sa proposition ne puisse se concrétiser. Sans doute post-mortem — mais il n'est jamais trop tard pour bien faire —, les éditions Barzakh ont répondu au désir de l'auteur, si ancré dans son exil qu'il a préféré être inhumé en France. Ce faisant, elles ont aussi répondu à l'attente de nombreux lecteurs algériens qui disposent désormais en librairie de la fabuleuse trilogie de Mohammed Dib : La grande maison (1952), L'incendie (1954) et Le métier à tisser (1957). La nouveauté de cette édition ainsi que son originalité résident dans le fait que les trois romans se trouvent réunis en un seul volume, l'éditeur ayant perçu tout l'intérêt de lier matériellement les trois pièces du puzzle littéraire du point de vue de leur continuité narrative comme de leur signification historique, car il n'est pas fortuit que l'incendie de cette trilogie se soit déclaré en 1954, année du déclenchement de la guerre de libération. La trilogie présente une unité de lieu (Tlemcen et sa région), de personnages et d'événements qui en font une fresque symbolique de l'ensemble du pays livré à l'occupant colonial, parcouru par ses douleurs, ses bouleversements, ses contradictions aussi, et la montée inexorable, comme seule perspective possible, du combat libérateur. Popularisée par la télévision qui en avait tiré l'émouvant feuilleton El Hariq de Mustapha Badie, adaptation réalisée dans les années 1970, qui se distingue encore comme l'une des meilleures œuvres filmiques sur cette période, la trilogie a été aussi enseignée dans les écoles après l'indépendance, permettant à un auteur, alors presque introuvable en librairie, de gagner le succès et l'estime auprès des siens. On peut se plaindre aujourd'hui que les manuels scolaires n'aient pas poursuivi ce travail de « vulgarisation » d'une œuvre fondamentale à la formation des jeunes Algériens, mais la remarque ne concerne pas que Mohammed Dib, la plupart des auteurs algériens ayant été évacués des programmes au fil des ans. Cela dit, alors que pendant des années, les seules éditions disponibles de la trilogie, comme des œuvres postérieures de Mohammed Dib, étaient importées et donc inabordables pour de nombreuses bourses. il convient de saluer cette initiative éditoriale d'importance, passée presque inaperçue. La trilogie s'inscrit par ailleurs dans la période réaliste de l'auteur, et son écriture, structurellement classique, bien que porteuse déjà d'audaces qui préfiguraient la phase quasiment fantastique de Dib après l'indépendance, est accessible à un très large lectorat. Signalons que l'édition est enrichie de photographies magnifiques prises par Mohammed Dib lui-même ainsi que d'une nouvelle, L'ami (1947) qui est considérée comme la première publication de l'auteur. Une introduction de Naget Khadda, spécialiste de l'œuvre de Dib, et une postface de Mourad Djebel permettent d'éclairer encore mieux cette trilogie et son auteur. Bravo donc aux éditions Barzakh qui avaient déjà publié, en 2001, un long poème de Dib : L'aube d'Ismaël, en édition bilingue. Sincèrement, tout bon père de famille devrait faire l'effort de la faire connaître à ses enfants. Ce serait le meilleur hommage qui puisse se faire à l'endroit d'un des géants et précurseurs de la littérature algérienne moderne.