Cherifa Bouatta Professeure des universités Chères toutes Cela fait quelque temps que je voulais vous écrire, vous parler, vous dire des choses, car j'ai le cœur plein, plein de tristesse, de révolte, de douleur. J'aurais voulu vous parler en dardja, ma langue maternelle, celle qui dit l'affection, les émotions, celle avec laquelle ma mère m'a maternée que j'ai utilisé moi-même pour accueillir mes enfants, pour leur dire l'immense bonheur qu'ils m'ont fait en venant au monde, en me faisant mère. Mais la dardja ne s'écrit pas, j'aurais pu m'enregistrer pour vous dire…. Comme il est impossible de recourir à ma derdja, je suis tenue d'avoir une seule langue et elle n'est pas la mienne. Non que je sois contre les langues, au contraire, mais les langues qu'on acquiert ne disent pas les mêmes choses ou plutôt ne nous permettent pas toujours de dire certaines choses : Kateb Yacine évoque un butin de guerre et nous a transmis Nedjma pour éclairer notre chemin, pour guider notre plume. Savez-vous qu'un certain journal en ligne a rapporté l'assassinat de Razika sous la rubrique « Faits divers ». Je pensais que les faits divers concernaient les chiens et les chats écrasés. J'ai alors consulté le dictionnaire pour trancher, pour me corriger, au cas où submergée par mes émotions, comme toutes les femmes- c'est d'ailleurs ainsi qu'on nous perçoit : très émotives, en déficit de raison…Le fait divers est, selon le Larousse : « un fait de peu d'importance, qu'on trouve à l'intérieur des pages des journaux ». Un féminicide réduit à un fait de « peu d'importance » ! Excusez- moi chères toutes de vous tutoyer, d'ailleurs dans notre derdja le « vous » n'existe pas, et généralement, quand nous parlons de nos émotions, de nos affects, on recourt à notrederdja qui dit si bien les proverbes, les métaphores, les pudeurs… Tu sais Razika, j'ai été élevée dans une famille très traditionnelle, conservatrice et tout ce que tu as dû connaître : socialisation différentielle : mon frère avait une place privilégiée par rapport à nous les filles, surtout qu'il était une minorité dans une famille de filles (un seul garçon dans une famille de filles). Cela nous paraissait normal à mes sœurs et à moi : à la Fouroulou,en somme. Mais je ne vais pas te raconter mon histoire familiale. Je t'écris cela pour dire que nous sommes construites sur les différences de genre : eux : les garçons, les hommes ; et nous les filles. Et dans ma tête tout cela a été bien intégré par l'éducation que j'ai reçue dans ma famille, par les autres facteurs de socialisation auxquelson est confronté : la famille élargie, le groupe des pairs, les copines, etc. Evidemment pour « notre bien », dirait Alice Miller, dans son livre la pédagogie noire(1985) où elle démontre que les parents, involontairement souvent, pensant faire « notre bien », nous empêche de penser par nous-mêmes, de nous autonomiser et de pouvoir porter un autre regard sur le monde qu'ils nous présentent… Ce qui les intéresse, les motive c'est que nous soyons comme les autres, qu'il n' y ait pas d'écart par rapport aux normes fixées, figées : el'ar, el ayb. Et ce système appelé patriarcat soutenu et légitimé par une certaine lecture de la religion, va être le référentiel pour les parents, pour de nombreux parents. Heureusement qu'il nous arrive parfois de faire des rencontres heureuses qui nous permettent de voir autrement le monde dans lequel on évolue. On nous dira aussi : même dans les pays développés on assassine des femmes. Tous les trois jours une femme est assassinée en France, par exemple, que les violences contre les femmes sont universelles… Tout cela expliqué par le règne du patriarcat et de la domination masculine. Bourdieu a écrit La domination masculine(1998) qui a été fortement critiqué par certaines. Dans ce livre, il part d'un exemple princeps du patriarcat : la société kabyle. Il y démontre que le devenir femme (et homme) est aussi une construction sociale à laquelle participent les individus et le groupe, les pères et les mères. L'espace lui-même se décline selon le féminin et le masculin, aussi bien l'espace domestique que l'espace public : la maison, le marché, la mosquée, la rue, portent les marques de la ségrégation de l'espace, instituent la place des hommes et celle des femmes. Le devenir féminin et masculin s'inscrit dans l'espace, dans le langage, dans le dressage des corps et des émotions…Violence symbolique est le maître mot de l'approche bourdieusienne. Ce paradigme, puisé dans la société kabyle,structurerait l'inconscient des sujets du XXe siècle, malgré les changements sociaux apparents. On reprochera à l'auteur le déni des changements intervenus dans les statuts et rôles féminins, la révolte des dominées, des subalternes…Mais nous n'entrerons pas dans ces détails. Il nous importait seulement de signaler un écrit qui a tenté de dévoiler le fonctionnement du patriarcat. Il y eut, bien sûr, des centaines d'écrits sur cette question. Mais cela ne console aucune femme. Toutefois, cela permet de comprendre, de saisir le sens des choses et des mots et de se situer. Et ce n'est pas rien. Mémoire traumatique Chaque fois qu'une femme est assassinée dans mon pays, des images remontent dans ma mémoire et réactivent une série de faits, non pas des faits divers, mais des histoires de femmes soumises à un ordre social qui donne droit à des hommes de les battre, de les réprimer, de les harceler, de les insulter, de les violer… voire de les assassiner. Mémoire traumatique qui porte les traces de celles qui ont marqué ma trajectoire. Mémoire traumatique decelles qui ont assisté, vécu auprès de vous, pour vous entendre hurler en silence votre douleur derrière les portes et les fenêtres closes, pour que les voisins n'entendent pas. Mais entre nous est-ce que les voisins interviennent lorsqu'un mari « corrige » sa femme, qu'un frère « corrige » sa sœur ?Très rarement, pour ne pas dire jamais, car l'un et l'autre ont le droit, participent de la perpétuation d'un système qui permet aux garçons de devenir des hommes pouvant battre des femmes. La femme adulte, intelligente, comprenant le monde…se voit réprimander par un homme du seul fait qu'il soit un homme et qu'elle est une femme. Razika a été écrasée par la voiture de celui dont elle refusait les avances (novembre 2015), Amira, brûlée vive par celui qui l'accusait d'avoirdissuadé sa sœur de le prendre pour époux(septembre 2016). Hommes frustrés dans leur toute puissance virile, dans leur désir de domination. Qu'une femme ait un avis, qu'elle refuse, qu'elle dise non, c'est inacceptable ! Chaque fois qu'il y a négation du non consentement des femmes, du blâme de la femme victime, des obstacles à la dénonciation des violences subies, de la minimisation des violences, on est face à la « culture du viol » (notion introduite par les féministes au cours des années 1970, pour rendre compte des situations de violences vécues par les femmes). Chères toutes, les traces mnésiques indélébiles sont là. Les souvenirs de vos souffrances affluent. Me revient à l'esprit ce que disait un chef islamiste, lorsque,dans la nuit du 22-23juin 1989, un groupe d'hommes, a brûlé la maison d'une femme divorcée, dans la wilaya de M'sila, sous prétexte qu'elle était une prostituée Son enfant de 4 ans y a trouvé la mort. Interrogé, ce chef islamiste a déclaré que la mère voulait se débarrasser de son enfant handicapé, alors elle l'a laissé mourir. Je ne veux pas revenir à cette période noire où les femmes étaient la cible des terroristes, où celles qui ne portaient pas le hidjeb étaient vouées aux gémonies et certaines ont même été assassinées à cause de leur refus : Karima Bengana, et bien d'autres encore. Je vous disais au début, que mon cœur était plein. Cette mémoire traumatique charrie d'autres souvenirs : les femmes de Hassi Messaoud: volées, violées, battues…par leurs voisins à la suite d'un prêche(le 13 juillet, 2001) . Les associations de femmes s'étaient mobilisées, elles ont réagi, elles les ont accompagnées…Je me souviens de ma rencontre avec ces femmes courages recueillies par le centre Darna (ouvert par l'association Rachda, en2001 ). Femmes courages,elles ont quitté leur village, leur région pour gagner leur pain à la sueur de leur front. Elles vivaient, pour certaines, avec leurs enfants et entretenaient leur famille restées au loin. Toutes issues de familles pauvres et subvenant aux besoins d'une famille restée dans les villes et villages du nord .Immigrées des temps modernes, des puits de pétrole et des sociétés d'intérim. Lorsque je les ai vues pour la première fois, elles étaient terrorisées et pleines d'amertume, parce qu'une certaine presse a titré « les femmes qui ont été violentées à Hassimessaoud sont des prostituées ». Cela les a profondément blessées et elles s'inquiétaient, dans l'état de détresse psychologique dans lequel elles se trouvaient, de la réaction de leurs parents, de la souffrance et de la honte que ces dernierspouvaient ressentir à la lecture de ces articles. Il est vrai qu'il est facile d'insulter les femmes et les plus vulnérables. Et savez-vous chères toutes que le quartier où elles habitaient s'appelle El Haicha. Quel nom ! En arabe, el haicha c'est la bête sauvage, c'est l'innommable ! Pourquoi ce nom et pourquoi leur quartier porte ce nom. Tous les noms portent une histoire et celui-ci doit avoir un sens en lien avec les femmes. On a rapporté que le 11 avril 2010,les femmes de Hassi Messaoud ont été de nouveau agressées, il est vrai que cela a été démenti.Nous, associations de femmes, nous nous sommes un peu agitées puis plus rien. Qu'êtes-vous devenues femmes de Hassi Messaoud ? A l'époque j'avais pour étudiant un natif de la région et je l'ai interpellé pour discuterde la véracité des faits, il m'a rapporté que les femmes qui habitaient ce quartier, El Haicha, étaient souvent insultées par les enfants, qu'on leur jetait des pierres…En fait que leur quotidien a toujoursété marqué par la violence et qu'elles étaient considérées par la population comme des intruses et des voleuses d'emploi, des femmes de mauvaises mœurs. Car comment peut-on être femme et vivre sans les hommes de sa famille, sans un homme ? Pour ce qui du vol des emplois, nous les femmes on connaît : si les hommes sont au chômage, ce n'est pas parce que le monde de l'emploi en Algérie est en panne, ce sont les femmes qui ont pris la place des hommes. Le rappel des statistiques n'y changera rien, vous aurez beau répéter que nous ne sommes que 19% à travailler, loin de nos voisines marocaines et tunisiennes, cela ne change rien. On restera des voleuses d'emploi. Vous savez, la violence dont vous avez été victimes est le symptôme d'une société qui va mal. Il faudrait chercher, chercher derrière le patriarcat, sous le patriarcat, pour pouvoir comprendre ce qui vous est arrivé. De la violence et de ses origines F. Héritier, célèbre anthropologue française, dansDe La violence(2005), nous dit que celle-ci n'est pas biologique, qu'elle n'est pas inscrite dans nos gênes. Elle relèverait plutôt de l'organisation sociale, de l'ordre social. L'ordre social étant bâti sur les violences, politiques, économiques, symboliques…Les matrices de la violence puiseraient leurs fondements dans les structurations sociales qui permettent la construction de l'autre : le différent, la femme, l'étranger, le noir…L'histoire montre que la violence construit une altérité absolue, la femme :serait plus fragile, plus sensible, plus émotive, moins raisonnable, moins rationnelle, susceptible d'emprunter les mauvais chemins, d'être entraînée… Le différent peut être l'étranger, celui qui vient d'ailleurs. Pour nous algériens, ce sont les subsahariens, les chinois…Ils n'ont pas le même comportement que nous, ils n'ont pas le même mode alimentaire que nous, ils portent le sida. Une fois, cet imaginaire construit on peut passer à l'acte violent. Sur le plan psychologique, Bergeret évoque La violence fondamentale (1985), qui serait, elle, fondatrice de tout humain, mais son destin n'est pas la forcément la destruction de l'autre, elle est plutôt, cette énergie qui permet d'avancer, de s'affirmer. Violence de vie. Mais il est vrai aussi que cette violence peut se retourner contre l'autre pour le détruire, le soumettre, le mettre sous emprise. De l'autre L'éducation serait un des moyens, très important, qui permettrait d'apaiser les relations entre les sexes. Une éducation qui porterait sur le respect de l'autre, de l'altérité. Le premier autre pour le petit de l'homme étant la mère. En se construisant, celui-ci va se différencier de la mère, c'est l'émergence du sujetet de l'objet. Plus tard, au cours de son développement, l'enfant va être confronté à la différence des sexes. Différence des générations et des sexes structurant la vie de l'enfant en voie vers l'autonomie adulte. Lorsque les choses se passent bien, au cours de ce développement, il apprend qu'il est différent, mais que ceux qui sont différents de lui, partage plein de choses avec lui et en premier lieu son humanité. L'identification est donc possible, l'empathie aussi. Ce qui implique partage et solidarité. Et lorsqu'il arrive qu'un humain soit violenté, terrorisé… le voisin, le proche intervient pour tendre la main. La violence n'est pas d'origine biologique, elle est production historique, sociale et politique. Cela donne des êtres humains qui n'acceptent pas forcément l'autre. Ce refus de l'autre peut aller très loin, refus d'établir des liens, refus de partager l'espace … plus loin encore : se transformer en violence. Tous ces comportements sont l'expression de préjugés, de stéréotypes, de représentations négatives sur l'autre. En fait, au cours de la socialisation, dans la famille, l'école, auprès des pairs, dans l'espace, à travers certains médias, des représentations genrées, s'élaborent, se construisent et deviennent la grille de lecture du monde sexué. Les institutions, toutes les institutions devraient converger pour instituer le respect de l'autre. Il ne s'agit pas de tolérer, ce terme est impropre.Tolérer, c'est, selon le Larousse, « considérer avec indulgence quelque chose, un comportement, ne pas le punir », ou encore « supporter quelqu'un »… Il ne s'agit pas de tolérer les femmes, il s'agit de prendre en compte la réalité : les femmes comme les hommes font partie de toute société humaine et en tant qu'humain.e.s elles y ont leur place, toute leur place.