Le geste est assurément inédit et forcément politiquement connoté : la présence du frère du président Bouteflika, conseiller à la présidence de la République, au sit-in de soutien à Rachid Boudjedra organisé devant le siège de l'Arav (Autorité de régulation de l'audiovisuel) à la suite de l'humiliation subie par l'écrivain lors d'une caméra cachée de la chaîne privée Ennahar, a dérouté les analystes. Certains y ont vu un geste citoyen de réprobation d'un dérapage grave commis par la chaîne à l'encontre d'un écrivain de renommée internationale, d'autres ont perçu dans l'apparition de l'invité surprise au milieu des protestataires le signe politique d'une démarcation du frère du Président et du premier cercle présidentiel par rapport à l'événement du jour : le lynchage cathodique de l'écrivain, voire un lâchage de cette chaîne. Le frère du Président aurait pu marquer sa désapprobation et son indignation en utilisant d'autres canaux que sa présence physique au sit-in, au milieu d'un mouvement de colère citoyen où, selon toute logique, il ne pouvait pas être le bienvenu compte tenu de la relation filiale que l'on prête à la chaîne Ennahar avec le pouvoir et précisément avec l'entourage présidentiel. La crise aurait pu et dû trouver une solution dans un cadre institutionnel à travers le gouvernement via l'Arav et le ministère de la Communication qui sont, chacun fort de ses prérogatives, garants du respect par les acteurs du champ médiatique des lois et règlements régissant la presse. Le silence embarrassé observé par le gouvernement dans cette affaire — l'Arav a été mise sous les feux de l'actualité malgré elle — montre bien le niveau de connivence liant la chaîne de télévision en question avec les détenteurs du pouvoir. Après cette sortie médiatique de Saïd Bouteflika, faudra-t-il s'attendre à des décisions et des rappels à l'ordre, voire des sanctions à l'encontre de la chaîne en appelant ce média et les autres chaînes au strict respect des cahiers des charges et des règles de l'éthique ? Le dossier est-il clos ou bien y aura-t-il des suites ? Compte tenu de la gravité des faits, la responsabilité de l'Etat est pleinement engagée pour mettre de l'ordre dans ce secteur qui échappe à tout contrôle et qui fait craindre le pire. Les excuses, la décision prise par la direction d'Ennahar d'arrêter l'émission par laquelle le scandale est arrivé, le coup de gueule de Saïd Bouteflika contre Ennahar ne pourront pas réparer le préjudice causé à l'écrivain, calmer la colère des téléspectateurs par rapport au contenu des programmes diffusés par certaines chaînes et apporter la sérénité et le professionnalisme requis dans ce secteur qui a pris un mauvais départ. Le geste de Saïd Bouteflika pourrait ne pas être une simple opération de communication politique, comme le pouvoir nous y a habitué, si le malheureux traquenard dans lequel est tombé Boudjedra et qui fait suite à une longue série de dérapages tout aussi abjects et condamnables relevés sur certaines chaînes pouvait servir de déclic pour se résoudre enfin à assainir le secteur de l'audiovisuel. La gestion politique de ce dossier, à travers des agréments délivrés à la tête du client et une permissivité suspecte quant aux conditions juridiques de création des chaînes privées et de leur financement, sur le contenu des programmes et leur ton éditorial belliqueux, ne pouvait pas objectivement donner naissance à des projets annonciateurs d'une saine ouverture du paysage audiovisuel.