Le théâtre de Mostaganem a affiché complet, avant-hier soir, à l'occasion de la générale de Kachrouda, une pièce annoncée depuis quelques jours sur les réseaux sociaux. Parmi les convives, un parterre de comédiens et hommes de théâtre, venus même des wilayas les plus éloignées, pour assister au nouvel opus d'Ahmed Rezzag, après l'énorme succès de son précédent spectacle, qui fut, rappelons-le, récompensé par le Grand Prix du Festival national de théâtre professionnel en 2016. Kechrouda (nldr : «Frisée») raconte l'histoire d'une société gagnée par le paupérisme, pauvreté extrême, où toutes les richesses sont puisées par une inconscience chez les habitants et une mal gérance de la part des gouverneurs. L'histoire se déroule à l'intérieur d'un taudis avec le père (Hicham Guergah), la mère (Sabrina Krikchi), la fille (Loubna Noui), et la grand-mère dans les rôles principaux, alors que le frère (propriétaire d'une cafétéria), le médecin et l'agent des impôts jouent les personnages secondaires. La famille, ravagée par la faim, attend impatiemment que les lentilles, en pleine cuisson, soient prêtes à servir. Pendant ce temps-là, tout le monde est au bord de la crise de nerfs. Misère, hausse des impôts, famine, situation chaotique du pays en sont, entre autres, les raisons. Cela n'est pas tout : il faut trouver en urgence de l'argent pour opérer la maman aveugle. Allant jusqu'à vendre son pantalon pour avoir quelques sous et n'ayant pas trouvé d'autre alternative, le père décide donc de vendre la maison. Au risque de se trouver dans la rue, il s'efforce de convaincre le propriétaire de la cafétéria d'épouser sa fille afin que toute la famille puisse s'installer chez lui. La famille entre en négociation tumultueuse avec le proprio de la cafétéria en présence du médecin qui veut commencer l'opération et l'agent des impôts qui exige le paiement des factures. Le chaos est tel que la famille oublie de vérifier la marmite des lentilles, et le feu de la cuisinière se propage et la maison se retrouve toute ravagée par les flammes. Sans prétention autre que celle de dresser un portrait alarmant d'une Algérie qui navigue en eaux troubles. L'histoire en soi ne présenterait pas grand intérêt si sa valeur allégorique ne nous tracassait point l'inconscient au point de nous questionner de la façon la plus intime. D'une acuité renversante, la pièce dénonce, avec toutefois de l'humour, les absurdités criantes d'une société inconsciente et hypnotisée, où l'avenir commun des citoyens et du pays sont relégués au dernier plan. C'est une pièce où l'humour et la mélancolie se mélangent pour mieux résister au rouleau compresseur de notre époque. Le décor, sous un éclairage d'intérieur, un cadre mobile à deux étages, détaille une chambre avec un balcon au-dessus. Au centre, des cageots sont utilisés comme bancs. La générale a laissé, cependant, apparaître quelques béances dans l'enchaînement des scènes par manque de rythme dans le jeu qui gagnerait, certainement, à être rodé davantage. La posture de trublion qui colle à la peau du metteur en scène, Ahmed Rezzag, est la recette magique de son message subtilement transmis. Car, en effet, ce que l'on ressent à la vue de ce spectacle est plutôt de l'ordre de l'émoi à l'égard de la société algérienne telle qu'elle est devenue, une nécessité de dire, sans passer par quatre chemins, le désastre sociétal que provoque la démission générale, les dégâts causés par les valeurs dominantes (abus de pouvoir, affaires, mensonges…) qui reflètent la réalité même. Kechrouda se produira sur les planches du théâtre Mahieddine Bachtarzi d'Alger avant d'entamer une tournée nationale de 30 dates.