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« L'art a besoin de polémique, sinon il se folklorise... »
Graïne Abdeslem. Sculpteur
Publié dans El Watan le 29 - 11 - 2006

Une exposition a été exclusivement organisée à Cologne, en Allemagne sur les œuvres du sculpteur algérien M. Graïne sous le titre « Jardin de la poésie » et avait drainé pendant trois jours une foule importante venue spécialement découvrir les secrets de ce grand artiste (plus de mille visiteurs). Olivier, de son vrai nom Graine Abdeslam, est né à Béjaïa en 1967 et termine ses études à l'Ecole supérieure des beaux-arts en 1995. Il est ainsi auteur de plusieurs œuvres en cuivre, en plâtre, en argile et il réalise 5 bustes en bronze, ceux de Matoub Lounès, Kateb Yacine, Taos Marguerite Amrouche, Cherif Kheddam et Mouloud Mammeri.
Qui est Graïne ?
Je suis sculpteur, un mélange de punk de hippy et d'« académicien ». J'aime aussi bien faire la fête, lutter et rêver. Tout ce que je fais, je le fais à fond. Nés à Vgayet (Béjaïa), mes parents étant originaires d'Ath Yenni, j'ai bénéficié des deux parlers kabyles, celui de Béjaïa et celui de Tizi. Ce qui fait de moi un Kabyle universel. Depuis fin 1997, je vis entre la France et l'Allemagne.
Quels sont les projets auxquels vous avez participé ?
En gros à la création du groupe de performance théâtral Carpe diem. En 1995, à Alger, pour danser sur le brasier allumé par les islamistes et leurs manipulateurs, nous voulions occuper les espaces publics et les esprits par des spectacles furtifs et beaux. Comme dirait la pub : Quelques grammes de finesse dans un monde de bruts. En parallèle, j'ai réalisé une stèle que j'ai offerte au diocèse d'Alger. 6 autres collègues ont participé à ce projet qui consistait à offrir 7 œuvres d'art suite à l'assassinat des moines de Tibhirines. Par la suite, j'ai réalisé la statue en pied du président Boudiaf que j'ai intitulée On sait qui a tué Boudiaf, après avoir quitté l'Algérie pour la France où j'ai créé un atelier d'initiation au dessin et à la sculpture. Je me suis replié sur moi-même afin de faire le ménage dans ma tête suite aux années chaudes passées à Alger. J'ai vu le danger de ne plus pouvoir faire mon art, mais je n'ai fait aucun compromis. J'ai utilisé chaque instant pour m'assurer les bases de mon existence en tant qu'artiste. Depuis 5 ans, je travaille sur le thème du corps dévoilé.
Comment définissez-vous la sculpture ?
La mienne, en tout cas, prend ses sources dans la Grèce antique. Elle s'intéresse spécialement au corps humain et, en fait, le sujet par excellence ; je m'inscris dans la tradition et dialogue avec les époques telle la renaissance. Faire l'expérience de l'apprentissage puis de la maîtrise du corps humain est une chose exaltante, les règles académiques ne sont pas qu'une base, comme le prétend un certain enseignement, mais les fondements grâce auxquels l'art a gagné ses lettres de noblesse. La liberté, c'est la maîtrise et le défi de faire jaillir le talent en s'imposant des contraintes. Certains de mes enseignants précédents m'ont fait avaler que Picasso était un génie et qu'il maîtrisait la pratique des arts académiques. J'ai pris le temps d'étudier son œuvre et je n'y ait trouvé aucune trace de cette maîtrise. Contrairement à l'art dit moderne où chaque artiste « révolutionne » les arts à lui tout seul. Dans l'art académique, les révolutions sont subtiles et se font sur la base des acquis précédents. Les traditions dans l'art académique sont des traditions nobles qui marquent un génie certain et non un génie déclaré.
D'où vient exactement cette passion ?
A l'école Jeanne d'Arc de Béjaïa où mon père, malgré ses modestes revenus de chef d'agence d'Air Algérie, m'avait inscrit dès l'âge de 4 ans dans une école. On dessinait beaucoup. Il m'achetait beaucoup de livres de coloriage, etc. Aussi loin que remontent mes souvenirs depuis cet âge-là, j'ai toujours dessiné, modelé et peint. Autour de moi, jamais il n'a été question d'art mais de travaux manuels. Ma maman, je l'ai toujours vue assise devant sa machine à coudre, à confectionner des robes. Et quand nous allions rendre visite à la famille à Ath Yenni, pratiquement tous artisans de bijoux, cet univers de feu, d'émaux, d'argent et de couture m'a toujours captivé. La douceur de la vie à Béjaïa avec ses merveilleux paysages et la finesse de ses habitants m'ont appris à aimer le beau et le délicieux. A 14 ans, allez savoir pourquoi je commençais à me rebeller contre les réverbères installés de travers, les trottoirs et les marches irrégulières etc. Mes copains me disaient que j'étais fou de m'occuper de tels détails. Après la terminale, je rentre sans piston aux Beaux-Arts et c'était la plus grande joie de ma vie. Enfin, être noté sur mes dessins et non plus sur les maths, physique… qui m'ennuyaient à mourir. Quelques années plus tard, c'est presque par hasard que je me suis inscrit en sculpture dans l'atelier de M. Boulaine. Et c'est grâce à ce prof qu'est née ma passion pour la sculpture académique. C'est là-dedans que toutes les facettes de ma personnalité ont fait fusion. Le fou s'est réconcilié avec le sage.
Qu'est-ce qui vous donne du plaisir à travailler, notamment sur des personnages berbères ?
Le plaisir de faire plaisir, et de prendre une revanche positive contre ceux qui, au nom de l'unité et des constantes de la nation, ont condamné les Algériens à n'être que musulman et arabe alors qu'une nation a besoin de vraies valeurs comme ciment et non de l'irrationnel qui rétrécit son champ de vision. Parler d'unité, c'est admettre la diversité. On ne peut unir que ce qui est différent. Et l'union ne peut avoir de sens que si elle se fait autour d'un projet de société dans laquelle chacun y trouvera son compte, le croyant son tapis et le non-croyant la liberté de l'être. La berbérité de l'Algérie m'ouvre d'autres horizons. Elle pousse les frontières de mes souvenirs et me fait voyager à travers l'antiquité et la préhistoire et me permet ainsi de me sentir d'abord et avant tout humain.
Que cherche exactement votre œil de sculpteur ?
Dans mes sculptures, mon œil cherche l'essentiel d'un visage ou d'un corps. Il cherche la texture par laquelle la vie surgit de la matière inerte.
Concernant les 5 bustes en bronze, comment est effectué le choix des personnages ?
Sans le mécénat de mon ami Abdenour Latrous, ce projet n'aurait pas vu le jour aussi vite. En plus du devoir de mémoire à ces personnages très populaires en Kabylie (je ne cherche pas à diviser mais à multiplier) sont tous porteurs d'un univers dense et riche. Ils contribuent par leur combat et leur talent à donner de la consistance à notre culture… En les fixant dans le bronze, je cherche à doter la culture berbère d'un art majeur celui de la sculpture académique. Je pense que nous devons agir en pionnier et un pionnier construit. L'indigence dans laquelle nous ont plongés nos décideurs fait partie aujourd'hui hélas de notre patrimoine. L'inachevé et l'anticonformisme qui font l'art ouvrent les esprits, transforment nos villes et villages en sanctuaires de laideur. Ces bustes ainsi que d'autres à venir je voudrais les réunir tous dans un espace ouvert, un espace vert qui agirait comme une école sur les esprits, tout en procurant du plaisir dans l'immédiat.
Parlez-nous un peu de vos projets ?
Après ma récente exposition à Cologne en Allemagne durant laquelle j'ai montré, en plus des bustes, mon travail sur le corps dévoilé, métaphore de la liberté. Devant le succès rencontré, j'envisage de monter une grande exposition itinérante. Ma sculpture traitant de plusieurs problématiques, dont celle de l'art lui-même, veut montrer que la sculpture académique et figurative est bel et bien vivante. C'est l'art conceptuel qui est en crise. Il y a, en effet, en Allemagne par exemple et pour les raisons historiques que tout le monde connaît, l'idée même de discuter art est tabou. On se contente d'un échange de point de vue alors que l'art a besoin de polémique, sinon il se folklorise. Et plus près de nous, je cherche des collaborateurs pour réaliser mon projet « Le jardin de la poésie ».
Un dernier mot ?
Oui, mais alors un mot d'ordre : « Aux arts, citoyens ! »


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