La pièce Bahidja, coproduction TNA/Théâtre Gosto, était la semaine écoulée en tournée à l'ouest du pays avec son metteur en scène, Ziani Cherif Ayad. Bien que son spectacle ait plus que bien passé la rampe, il en peaufine les réglages au fur et mesure des représentations. C'est qu'il est sélectionné aux Journées théâtrales de Carthage ouvertes hier et où il est très attendu. Ziani Cherif Ayad n'a-t-il pas été récipiendaire à ce festival du Prix de la mise en scène avec Galou laarab galou (1983) puis du Grand prix sur deux éditions successives, avec Les martyrs reviennent cette semaine (1987) et El Ayta (1989), à une époque où le théâtre algérien détenait une bonne longueur d'avance à l'échelle maghrébine ? Avec Bahidja, gageons que Ziani fera très bonne figure tant cette création marque un renouement avec sa verve créatrice des années 1980. A l'instar de nombreux hommes de théâtre algériens, au moment ou au sortir de la tragédie nationale, il a connu un assèchement même s'il est resté productif. Certes, il a réussi en 2003, avec l'adaptation de Nedjma (texte de Mohamed Kacimi) à faire entrer Kateb Yacine dans le répertoire de la Comédie française, mais la pièce n'a pas été promue ici. Aussi, Ziani n'a, à nos yeux, rien monté de significatif en Algérie comparativement à ses œuvres primées aux JTC ainsi que Hafila Tassir qui aurait pu lui valoir en 1985 une autre distinction à ce festival s'il n'y avait pas eu en compétition un autre chef-d'œuvre du théâtre algérien, Lajouad, de Alloula. Par exemple, Bahidj» fait agréablement oublier Un Eté de cendres (2002) et Noces de sang (2015), deux de ses passables créations que nous avons vues. Est-ce parce que Ziani, avec cette création, a, en partie, reconstitué autour de lui le cocon de Masrah El Kalaâ qui potentialisait son inspiration, celui de cet esprit de troupe dont il ne cesse d'appeler à son insufflation au sein des théâtres d'Etat. Aujourd'hui, grâce à une collaboration sur quelques créations, il a noué une complicité artistique avec Arezki Mellal à la dramaturgie, Nourredine Saoudi pour la traduction en dialectal raffiné et Arezki Larbi à la scénographie. En outre, avec le chorégraphe El Hadi Cherifa, il a retrouvé un compère des beaux temps du TNA. «S'il n'y a pas de troupe, il n'y a pas de théâtre, affirme-t-il. Cela est si vrai, avec Alloula, Kaki, Kateb Yacine dont les troupes ont fait l'essentiel du théâtre algérien. Masrah El Kalaâ où j'ai évolué, c'est plus de dix années de compagnonnage ! Il y a bien entendu toujours quelqu'un derrière la troupe. Quand je travaille avec l'un ou l'autre, j'ai déjà une idée du texte à écrire, de l'espace, de la lumière. Je leur demande de m'accompagner en enrichissant le spectacle dans l'univers que je projette.» Avant Bahidja, il y avait bien longtemps que Ziani ne s'était coltiné à une thématique «lourde», une question politique majeure qui renvoie à des lignes de fractures dans la société, en l'occurrence la décennie noire. Ce sujet, le théâtre algérien l'avait traité courageusement alors que la terreur endeuillait le pays quotidiennement. Mais il a été perdu de vue (et de scène) tant le cours de la vie nationale s'est accéléré après le retour à la sécurité. Exercice mémoriel, la pièce questionne le présent pour savoir si la bête immonde a définitivement été terrassée. La réponse pour d'aucuns est que l'intégrisme a perdu militairement et gagné idéologiquement. Ainsi Bahidja évacue la réponse fourre-tout de crise multidimensionnelle en guise d'explication. Elle se focalise sur une idéologie rétrograde et meurtrière et sur l'affairisme en sous-main de ses commanditaires. L'idée de la pièce a été inspirée à Ziani par la lecture d'un bouleversant récit de Leïla Aslaoui, l'homme de théâtre ayant souvent préféré pour ses créations les textes non destinés à la scène. Cependant, Sans voile, sans remords n'est pas une fiction. C'est l'authentique confession de la mère d'un terroriste, traumatisée par les monstruosités commises par son «pit-bull» de fils, ainsi qu'elle le désigne. Bahidja existe. Leïla Aslaloui explique qu'elle lui a choisi ce prénom «pour préserver son anonymat mais aussi pour lui accoler symboliquement l'allégresse que je lui ai connue dans son adolescence». Le hasard a voulu que les deux anciennes camarades de lycée se retrouvent, Bahidja couverte de la tête aux pieds d'un jilbab «pour voiler sa honte». C'est sur Leila Aslaoui, femme de plume, dont l'époux a été assassiné par le terrorisme, que cette femme brisée jette son dévolu pour la soulager de son fardeau. Cet aspect pathétique ne figure pas dans le traitement dramatique qu'en a fait Areski Mellal à la demande de Ziani Cherif Ayad. Le récit, à lui seul, suffisait comme réquisitoire d'une idéologie, non pas née du néant, non pas importée comme cela a été prétendu, ni résultant de la misère, mais consubstantielle de la pensée unique au sein du mouvement nationaliste ainsi que dans la période suivant l'indépendance : «Quand les assassinats ont commencé, on a dit que ce n'est pas possible que cela se produise chez nous, entre Algériens ! Cela peut arriver à tous, sauf à nous ! Eh bien, on a été capables d'égorger des gens sous les yeux de leurs enfants parce qu'on a oublié que l'histoire de l'humanité est gorgée de cela comme de l'utilisation de la religion ou d'autres prétextes. Et puis ce qui m'a interpellé dans Sans voile, sans remords, c'est que les premiers êtres à subir ce type de violence, ce sont les femmes», souligne Ziani. Le personnage de Bahidja est effectivement emblématique pour avoir subi une accumulation de violences, celles de la décennie noire comme auparavant, celles de la guerre de Libération nationale, en particulier à travers Nouria, sa sœur. Cette dernière, moudjahida, évadée d'un centre de torture avec un militaire français qui rejoint avec elle le maquis, épouse ce dernier. Cette union est marquée du sceau de l'opprobre par certains de ses proches parents que son combat a pourtant libérés du joug colonial. Dans la traduction dramatique de cette histoire, Mellal accentue l'âpreté du conflit pour désigner une société au profit exclusif des hommes, ne craignant pas de verser dans le manichéisme. De la sorte, si dans Sans voile, sans remords, le personnage principal est Bahidja, dans la pièce, même si elle demeure le personnage pivot, les autres rôles deviennent des protagonistes au même titre qu'elle, De la sorte, ce sont les itinéraires de Bahidja et de Nouria qui sont mis en exergue. Mais avant d'aboutir à ce texte, une originalité chez Ziani : il a pris la précaution de vérifier l'impact des passages du récit devant constituer la matière de la pièce, à travers une lecture à deux voix face à un public. Outre une thématique forte, Ziani parvient dans ce spectacle à une esthétique de la séduction et de l'horreur plus en cohérence avec le ressenti de la période, une approche enfourchée par ses cadets dans les années 1990, alors qu'ils prenaient le devant de la scène théâtrale aux lieux et places de la précédente génération. Au vu de la représentation donnée à Oran, le spectacle, qui a dû évoluer depuis sa générale, s'est traduit par deux moments d'inégal niveau. Le premier, celui de l'exposition, est un tantinet longuet. Cela a paru peut-être nécessaire en raison d'une intrigue éclatée, un puzzle où les temps et les espaces se télescopent, d'autant que les comédiens campent plusieurs rôles. Ce hiatus devrait être dépassé en laissant place à l'intériorité des personnages gommés par l'investissement physique et le sur-jeu des comédiens. La seconde phase, plus spectaculaire, interpelle tous les sens. C'est celle où Ziani s'impose en maître de la scène, inventif à souhait. Le rythme y est juste et son quatuor d'interprètes donne enfin la pleine mesure de son talent. Les comédiens sont alors dans l'incarnation, s'éloignant du cliché en gorgeant leurs personnages d'une épaisseur psychologique appropriée. Abbes Islam, Mourad Oudjit et Nesrine Belhadj s'en donnent à cœur joie. Cette dernière s'offre en sus un succulent numéro d'acteur. Nidhal, dans un rôle plutôt ingrat, celui de Bahidja, arrive grâce à son métier à lui donner du relief. Pièce d'atmosphère, la scénographie y est suggestive. La création de lumière, variée, souligne le moment et l'espace où devient hargneusement inquisitrice sur les personnages, alors que la musique s'impose comme une singulière ponctuation. Bahidja ? Un engageant retour de Ziani Cherif Ayad…