Mise en scène par Ziani Cherif Ayad, la pièce théâtrale Bahidja a été présentée dimanche dernier lors d'une générale au Théâtre national algérien Mahieddine Bachtarzi. Adaptée par l'écrivain Arezki Mellal et traduite en arabe par Noureddine Saoudi, la pièce est inspirée du roman Sans voile ni remords de Leïla Aslaoui (Dalimen, 2012). Personnage central de la pièce, Bahidja est une femme-courage qui se débat dans les affres de l'intégrisme islamiste envahissant l'Algérie des années quatre-vingt-dix. C'est un drame familial greffé au drame national que nous raconte Bahidja. En plus de la violence islamiste nourrie par l'opportunisme de certains affairistes et la naïveté des plus jeunes, ce sont aussi des fantômes du passé colonial qui ressurgissent et réveillent la blessure d'une sœur disparue durant la guerre de Libération nationale dans des conditions obscures. Avec une pièce tirée d'un roman, qui plus est inspiré d'un fait réel, traitant de la condition de la femme durant la décennie de terrorisme et dont le titre est déjà un slogan, tous les ingrédients étaient réunis pour écrire une pièce-discours, où le propos éclipse la dramaturgie. Cet écueil a été en grande partie évité. L'adaptation met à profit toute la richesse de la performance théâtrale pour donner corps à l'histoire. Car c'est bien plus l'histoire que le texte en lui-même qui est adaptée et réécrite. Il faut souligner que Ziani Cherif Ayad n'en est pas à sa première expérience d'adaptation théâtrale d'un roman, voie qu'il a toujours recommandée dans son souci de donner au théâtre national la force du verbe qui lui manque souvent. Sa dernière pièce, intitulée Ars dam (Noces de sang) était adaptée d'un texte de Federico Garcia Lorca. Il avait mis en scène auparavant des textes de Tahar Ouettar ou Mohamed Dib. Le metteur en scène a même créé, en 2003, en ouverture de «L'année de l'Algérie en France», Nedjma de Kateb Yacine à la Comédie française sur une adaptation de Mohamed Kacimi. Bahidja n'est donc pas un coup d'essai, c'est le moins que l'on puisse dire. Sur une scénographie minimaliste (clôtures en fil de fer) mais intelligente, la pièce se déploie sur plusieurs temporalités. C'est une Bahidja énergiquement interprétée par Nidhal qui raconte son calvaire en errant dans les rues d'une capitale qu'elle ne reconnaît plus. Par de subtils changements de lumière (signés Mokhtar Moufok), on passe de la Bahidja qui raconte, portant deuil et djilbab, à la jeune Bahidja qui s'enfonce par degrés dans l'horreur. Avec une distribution réduite, où certains comédiens interprètent alternativement différents rôles, une large place est laissée à l'expression scénique. Les dialogues, écrits dans un dialectal algérien renforcé de quelques mots et expressions en arabe standard moderne, sont allusifs et percutants. «Exit les explications, les annotations, les descriptions, les digressions et mille autres choses qui parcourent un roman. Dans mon récit, ne devaient figurer que des forces qui s'affrontent…», explique Arezki Mellal. Une expression qui passe par des paroles lapidaires, mais aussi par une présence physique des acteurs. On ne regrettera pas l'absence de chorégraphie, dont l'usage de plus en plus fréquent n'est pas toujours justifié. D'ailleurs, la pièce est en mouvement et en rythme. L'expression corporelle est là et bien là avec des comédiens qui se dépensent physiquement sans compter. On verra par exemple Bahidja entrer dans une furieuse transe en remontant le souvenir d'une attaque terroriste. On saluera également la performance de Abbès Islam et Mourad Oudjit dans le tandem bouffon, et malheureusement réaliste, de l'islamiste et de l'homme d'affaires corrompu. C'est là un aspect rarement évoqué de la décennie de terrorisme que souligne Ziani Cherif Ayad : «Le terreau des islamistes ne repose pas uniquement sur celui fécond des exclus et des pauvres, mais aussi sur le terrain d'une population bien intégrée, cultivée, nantie et équilibrée sur le plan identitaire…», écrit-il en présentation. Dans Bahidja, l'explosion de violence se nourrit non seulement de l'intégrisme islamiste, mais aussi des mensonges sur le passé et de la corruption économique et éthique généralisée. La scénographie d'Arezki Mellal le suggère subtilement avec une sorte d'«épouvantail terroriste» fait de bric et de broc qui se construit tout au long de la pièce avec des éléments apportés par différents personnages. La pièce est soutenue par un fort besoin de se dire et de raconter. C'est au fond l'énergie du récit premier dont Leïla Aslaoui a rapporté les circonstances : «Au moment où nous échangions un ‘‘à bientôt peut-être'', Bahidja éclate en sanglots et me confie les raisons de sa tristesse… Bahidja parle… parle sans marquer une pause… Il est vingt heures lorsque nous prenons congé l'une de l'autre. C'est alors que je l'entends me dire : ‘‘Si un jour l'envie te prenait d'écrire sur moi (entendre mon histoire) fais-le ! Peut-être que le fardeau que je porte sur mes épaules sera-t-il plus léger''». Transformer ce fardeau en moment de théâtre sans sensiblerie ni discours, c'est la gageure de Bahidja. Evidemment, la blessure encore vive et la crainte d'une résurgence de la violence des années 90' fait que la pièce verse par moment dans le discours direct avec l'injonction répétée de «ne pas oublier» inlassablement adressée au public. Quand on connaît le lourd tribut payé par le théâtre algérien durant les années 90', quand on se rappelle que Medjoubi a été assassiné à la porte du TNA, on ne peut pas demander à Ziani Cherif Ayad de traiter ce sujet avec détachement. Comparée à des productions antérieures sur le sujet (notamment Leïlat dam présentée par le TRC en 2016), Bahidja est une pièce qui parle à l'esprit et au corps en dépassant le choc post-traumatique pour proposer une lecture de cette période dramatique et inviter au débat sur notre façon de gérer ce passé douloureux. Coproduite par le TNA et la compagnie indépendante Gusto Théâtre, Bahidja sera représentée les 6, 7, 8 et 9 juin sur les planches du Théâtre national Mahieddine Bachtarzi.