La guerre a contraint un grand nombre de Syriens à se réfugier dans les pays frontaliers. Les enfants représentent la moitié de cette population. Mani Y. Benchalah, réalisateur et journaliste d'origine algérienne, a côtoyé, pendant une année, des enfants syriens réfugiés au Liban. Il leur a donné la parole à travers son documentaire This is exile : diaries of child refugees, une œuvre qui a obtenu le prix du jury au Glasgow Human Rights Film Festival en 2015 et le Prix Amnesty International en 2016. Le film ouvre sur l'image d'un vaste terrain bordé de montagnes enneigées. La caméra filme à partir du Liban. De l'autre côté, la Syrie. Le bruit assourdissant des explosions, les coups de canon et de char, laissent deviner la nature de la situation qui prévaut dans ce pays. Dans cette contrée du monde, il tombe des balles. Il pleut des bombes. C'est la guerre depuis 2011 ! Une voix empreinte de tristesse, d'amertume et d'impuissance, accompagne ces images qui inspirent l'horreur. Elle parle en langue arabe. Elle narre la tragédie de sa terre natale. «La Syrie s'est transformée en jungle. Elle pullule de bêtes sauvages. Des frères de la même religion devenus soudain des ennemis, combattent dans des armées différentes», nous affirme-t-elle. La situation est alarmante. Elle est affolante. Elle est grave. Des hommes, des femmes et des enfants sont tués ; un grand nombre est chassé du pays. Des maisons et des biens matériels, privés et publics, sont détruits. Les survivants se retrouvent dehors, livrés aux frappes aériennes et aux exactions des soldats et autres protagonistes de cette guerre qui prend en otage la population syrienne. Que faire ? Où trouver refuge ? Où aller ? L'exil semble être la seule voie ! Dans un rapport datant du 9 juillet 2015, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a estimé le nombre de Syriens ayant trouvé refuge dans les pays voisins à plus de quatre millions. Ces pays ? La Turquie, l'Iraq, le Liban, la Jordanie, l'Egypte et le Maghreb. Une grande partie de ces réfugiés sont des enfants. Dans quelles conditions ces derniers survivent-ils ? Comment vivent-ils leur exil forcé ? Que savent-ils de la guerre dans leur pays ? Quel regard portent-ils sur ce conflit qui les a transformés en êtres déracinés, livrés à la précarité, à l'incertitude, à l'instabilité, à l'errance ? Quels sont leurs espoirs ? C'est ce à quoi s'est attelé Mani Y. Benchalah qui s'en est allé recueillir la parole des enfants syriens qui ont trouvé refuge au Liban. Pendant 56 minutes, sa caméra nous invite à découvrir le conflit syrien et le drame qui s'est abattu sur la population civile à travers les mots de Aya, Mustapha, Layim, Nourredine et bien d'autres, installés avec leurs parents dans des «informal settlements» (camps informels) localisés dans plusieurs lieux du Liban : dans la vallée de la Bekaa, dans la partie orientale du pays, dans le camp de Shatila, banlieue de Beyrouth où sont entassés, depuis 1948 déjà, des réfugiés palestiniens et dans la ville d'Arsal, à l'est du Liban. La caméra de Mani Y. Benchalah filme des enfants jouant, l'air insouciant. Pourtant, dès lors qu'ils sont sollicités pour parler de leur situation, leurs visages se referment, leurs yeux sont profondément tristes. L'un des enfants bégaie, il peine à prononcer les mots pour qualifier l'horreur qu'il a vécue en Syrie avant d'arriver dans cet abri de fortune. A travers le timbre de voix de ces enfants, au fond de leurs yeux, sur leurs visages, la guerre semble avoir laissé de profonds stigmates. Dès qu'ils prennent la parole, ces enfants, dont la vie est peuplée de morts, de bombardements, d'images violentes et traumatisantes, parlent, racontent, imitent les sons des tanks et des avions attaquant les populations civiles. Quelques-uns expriment un fort sentiment de haine et un désir de vengeance. D'autres jouent à la guerre, aux morts, miment les gestes des soldats, parlent du chômage des pères en exil, de leur pauvreté, de leur exploitation, de leur dénuement. Lorsqu'ils s'expriment sur la politique, sur la guerre, sur Homs, Yabroud et sur Bachar Al Assad, président de la Syrie, ces enfants privés d'enfance parlent comme des adultes. Leurs discours laissent apparaître l'existence d'une maturité et d'un grand degré de conscience quant à cette guerre et à ses effets dramatiques sur leur vie et sur celle de leurs parents. Pour ces enfants qui vivent dans des lieux de bric et de broc, parmi les amas de terre, de poussière et de détritus, dans des tentes couvertes de plaques d'aluminium, l'exil (El gharba) revêt une dimension négative. Leurs mots, leurs gestes, leur état psychologique montrent l'impossibilité de ces enfants «d'habiter» leur exil, de même que l'exil n'a pu les «habiter». Dans les représentations de ces filles et de ces garçons, leur présence dans ces camps de fortune est la conséquence d'un déplacement forcé. C'est une expérience dramatique, voire traumatisante, car leur exil n'a pas contribué à les soulager, à les sécuriser, à les apaiser et à les aider à panser leurs plaies. Et si, pour beaucoup l'exil est un état temporaire et provisoire, il est aussi assimilé, par la très grande majorité, à un «ailleurs» voire un «non-lieu» malgré son ancrage dans le présent. Cette situation, caractérisée par la pauvreté, la précarité, l'incertitude, l'aléatoire, le désarroi, la douleur, le malaise et le marasme, incite les enfants filmés par Mani Y. Benchalah à se réfugier dans leur passé qu'ils ont tendance à représenter de manière idyllique, voire idéale. Dans ce contexte, l'idée du retour, qui est omniprésente chez ces enfants, revêt une fonction positive et structurante. Car si le retour est assimilé à une issue de secours qui les délivrera de l'enfer dans lequel ils végètent, il est notamment envisagé comme une perspective «rédemptrice» et même salvatrice. Cependant, si l'idée de retour suscite de l'espoir chez ces enfants, il n'en demeure pas moins qu'ils sont conscients que la guerre est loin d'être finie et que leur exil se poursuivra. «Il y a beaucoup d'humiliations; beaucoup de maladies; l'exil nous a tués. Retourner en Syrie est mon plus grand espoir. La Syrie est et restera notre patrie. Je doute que nous puissions y retourner bientôt», confie un enfant réfugié. Selon l'UNHCR, «dix-sept ans est la durée minimum qu'un réfugié passe en exil. Les enfants syriens ne reverront leur pays que lorsqu'ils seront adultes». Un film bouleversant.