Tout le monde en parle. Le phénomène Michael Moore ne cesse d'enfler à sa dimension morphologique de « nounours » au cinéma bien léché. Le réalisateur césarisé, oscarisé, censuré, controversé et consacré par la palme d'or du 57e Festival de Cannes pour son pamphlétaire documentaire anti-Bush Fahrenheit 9/11, ne se revendique pas de l'autre Amérique. Un cameraman au poing impertinent, antiguerre et « anti-Busherie ». Dehors, sur La Croisette, il y avait un climat de quasi-insurrection. D'un côté les intermittents nerveux, déterminés, débordés par une volée de jeunes apprentis altermondialistes. De l'autre, une escouade de CRS masqués, avec leurs boucliers et leurs matraques prêts à l'emploi. La guerre pourtant n'aura pas lieu. Tous les regards étaient braqués sur la salle Lumière, où venait de s'achever la projection officielle de Fahrenheit 9/11 dans un enthousiasme délirant, avec vingt minutes de standing ovation pour son réalisateur Michael Moore. C'était une preuve de plus que rares à Cannes étaient ceux qui faisaient la « fine Bush » sur cette attaque en règle contre le pouvoir américain. Exceptionnellement grand et corpulent, tel un lutteur de sumo japonais, Michael Moore était le lendemain dans un état d'euphorie, faisant le signe de victoire, comme s'il savait déjà que deux femmes (et grandes actrices) du jury, Emmanuelle Béart et Tilda Swinton, avaient déjà rallié la majorité autour de son nom. On apercevait de loin ce géant au milieu des showbizs workers (les intermittents), mais il songeait surtout à régler son conflit avec la maison Mickey. En effet, Walt Disney a changé brusquement d'avis devant le retentissement politique de Fahrenheit 9/11, prenant peur de la réaction de la Maison-Blanche : la firme a demandé à son associé Miramax de ne pas distribuer le film aux Etats-Unis. Ce qui mettait Michael Moore dans le plus grand embarras. Disney a eu peur du film très dur pour Bush, un pamphlet qui allait tout changer pour les élections de novembre. Michael Moore explique la trouille de Disney : « Disney possède de grands parcs d'attraction en Floride, dit-il, et bénéficie de larges abattements fiscaux dans cet Etat, dont le gouverneur n'est autre que Jeb Bush, le frère du président. » Au final, il semble bien que malgré certaines restrictions le film sera distribué cet été en Amérique. Michael Moore a dit que tout était réglé. Sauf désistement de dernière minute. Car la firme chargée de la distribution est une filiale de NBC. Et NBC possède aussi un grand parc à thèmes à Orlando. C'est en Floride ! Preuve qu'aux Etats-Unis, dit Michael Moore, il ne suffit pas de faire un film, encore faut-il se battre et survivre aux conflits d'intérêts des grands groupes de communication pour le montrer. Michael Moore a appris la leçon. Mais pour lui, c'est tout de même étrange que Disney qui réalise des profits faramineux avec ses stations de télévision et de radio (les chaînes ABC), des médias politiques avant tout, reproche aujourd'hui à son film d'être politique et partisan. Ou alors, il y a aux Etats-Unis un contrôle privé de l'information ! Volacnique censure Pendant les âpres négociations (Disney-Miramax), Michael Moore menait son offensive sur La Croisete. Il passait d'une interview à une autre pour dire la vérité sans fard que ce qui se passait en Irak. Il semblait heureux que parmi ses fans enthousiastes qui lui criaient « bravo » dans la salle Lumière, il y avait un certain Mick Jagger, un allié particulièrement précieux le jour où il débarquera en Angleterre avec son film prêt à épingler le désespérant Tony Blair qui est toujours à l'unisson de Bush. Les journalistes à Cannes, surtout les Américains, n'ont pas perdu une miette des propos de Moore. Ce dernier parlait au forum du journal Variety en remuant les bras comme un boxeur qui veut asséner des coups de poing. Faire des films engagés procure chez lui une sorte d'extase. Ce géant présentait à Cannes, il y a deux ans, un documentaire contre le commerce des armes à feu Bowling for Columbine avec la même ardeur dans la passion, avec le même humour corrosif et le même entêtement (ce qui est très utile pour gagner contre Mickey). Dans les tribunes, Moore paraît parfois tout souriant, tout doux, tout miel. Mais il devient féroce dès qu'on le branche sur la politique extérieure des Etats-Unis. C'est l'objet même de son dernier film. Moore a tenté de mettre en images le dérapage dangereux de cette politique. Une démonstration implacable. Bush et ses collaborateurs obstinés à faire la guerre contre l'Irak. Les mêmes, fermant les yeux sur l'Arabie Saoudite d'où sont originaires les terroristes de septembre 2001. Les mêmes encore qui font fuir les membres de la famille Ben Laden d'un aéroport américain juste après les attaques, sans que le FBI les interroge. Bush encore en ami fidèle de la monarchie saoudienne depuis le temps où il n'était qu'un simple pétrolier texan d'une insigne médiocrité. Bush père et fils qui font du business avec les Ben Laden et les reçoivent dans leur ranch... Une juxtaposition de portraits hallucinants, un président qui fait des clowneries dans une salle de classe et ne bouge pas quand on lui annonce que les Twin Towers se sont effondrées. Autre question et non des moindres soulevée par Michel Moore : pourquoi le Congrès vote massivement le Patriot Act (qui restreint les libertés fondamentales des Américains) alors que les membres de ce même congrès n'ont même pas pris le soin de lire le texte. Michel Moore : « Je n'arrive pas à comprendre, ni à croire qu'aucun membre du Congrès ou presque n'avait lu le Patriot Act avant de voter. Je me suis dit que la seule chose patriotique à faire, c'était de leur lire le texte ! » Et il va voir un démocrate du Michigan, le congressman John Conyers, qui lui dit : « Asseyez-vous jeune homme... On ne lit pas la majorité des lois. Vous vous imaginez ce que ça entraînerait, si on lisait chacune des lois votées ? » Baghdad café amer Pour témoigner des horreurs de la guerre, Michael Moore et son équipe se sont rendus en Irak après le déclenchement de la guerre. La souffrance du peuple qu'il filme est insoutenable. Sur le front, il interroge des soldats américains complètement désillusionnés. A Washington, pendant ce temps, on crie victoire. On se frotte les mains. Le patron d'une firme qui fournit des équipements à l'armée américaine : « Il n'existait pas d'endroit au monde plus ouvert au business, plus ouvert aux nouveautés que l'Irak ». A Baghdad, un autre Américain qui vend des voitures blindées déclare : « A court terme, la situation va être bonne... Bonne pour le business, mauvaise pour les gens. » Fahrenheit 9/11 est traversé de bout en bout par la déraison, la folie humaine. Et une dose de l'humour noir de Michael Moore qui n'en revient pas qu'un législateur ne lise pas un texte de loi ni qu'un marchand de voitures blindées se réjouisse d'avance des massacres à venir pour écouler ses bolides. Dans ce contexte sidérant, on rit pourtant de tant d'absurdité. Michael Moore filme la tragédie irakienne comme un épisode cynique et pervers. Une mise en scène accablante montée par Bush et sa clique de pétroliers. Shame on you ! Malgré les vaines tentatives de censure, aux USA, du documentaire Fahrenheit 9/11, à travers des pratiques insidieuses voulant le marginaliser à des fins politiciennes, voire électoralistes, Michael les dénoncera avec véhémence : « C'est une violation du premier amendement de la Constitution américaine sur le droit à la libre expression. Une tentative vicieuse de la droite conservatrice pour empêcher les gens de voir mon film. Je crois que Fahrenheit 9/11 va donner une voix à ce que nous disons dans le désert... » Et du coup, il poussera la satire jusqu'à battre le pavé pour entrer en campagne « personnelle » contre la réélection du président-candidat George W. Bush : « Je me consacre à cet effet, jusqu'à l'élection présidentielle du 2 novembre 2004, à essayer de mobiliser les gens pour qu'ils votent surtout dans le Michigan, l'Ohio et la Floride. » (Car ces trois Etats pourraient être déterminants pour gagner la Maison-Blanche). Michael Moore est connu pour ses coups d'éclat et coups de gueule. Parmi eux figurent celui le plus spectaculaire en mai 2003, en recevant l'oscar du meilleur film documentaire pour Bowling for Columbine, une critique acerbe, contre le lobby des armes à feu aux Etats-Unis. Le réalisateur s'en était pris violemment au président George W.Bush et à sa politique : « Nous vivons des temps où nous avons un homme qui nous envoie à la guerre pour des raisons fictives... Nous sommes contre cette guerre, M. Bush. Honte à vous (shame on you !) ... » Auparavant, avant même l'invasion de l'Irak par les forces de la coalition américano-britannique, le réalisateur américain avait adressé alors, en 2000, une longue, prémonitoire et visionnaire lettre au gouverneur George W. Bush et non pas au locataire du fameux bureau oval de la Maison-Blanche dont l'encre était du vitriol anti-militariste et surtout, contre la « real plolitik » texane et belliqueuse : « Cher gouverneur Bush, il n'y a pratiquement personne en Amérique (les connards de la radio et de Fox News, ndlr) qui soit fana de cette guerre. Le monde entier est contre vous, M. Bush. » Votez Moore ! Et aux dernières nouvelles, Fahrenheit 9/11, caracolait, lundi, aux cimes du box-office américain avec un total de 23,9 millions de dollars comptabilisés pour son premier week-end d'exploitation dans plus de 1000 salles des Etats-Unis. Après avoir été plébiscité et consacré par la très convoitée palme d'or pour son pamphlétaire documentaire Fahrenheit 9/11 à l'issue de la 57e édition du Festival de Cannes, le 23 mai 2004, et des mains d'une récente oscarisée, l'actrice Charlize Theron, Michael Moore l'heureux élu se verra recevoir une précieuse caution de par ses pairs lors de la première de son film au Ziegfeld Theater de New York. Une standing ovation offerte loin de tout patriotisme béat ou unanimisme ambiant quant à l'accueil de Fahrenheit 9/11. Ainsi des célébrités comme Tim Robbins, Leonardo Di Caprio Mike Myers, Tony Bennett, Glenn Close, Lori Singer, Richard Gere, John McEnroe, Patti Smith, l'ancien ambassadeur US auprès des Nations unies, Richard Holbrooke, Macaulay Culkin, la top model Linda Evangelista, Ed Bradley, le réalisateur Barry Levinson, Eva Mendes ou encore Sandra Bernhard. Et le quotidien The New York Times ne démentira pas, non sans cynisme, le talent avéré à l'impertinence et insolence protestataire de Michael Moore dans Fahrenheit 9/11 : « C'est le meilleur film que Michael Moore ait jamais fait. Une puissante et passionnante expression du patriotisme outragé... » Demeurant aussi lucide et serein, Michael Moore, le trublion déclarera à propos du « phénomène » volcanique Fahrenheit 9/11 : « J'aime mon pays. Peut-être suis-je fou, mais je suis optimiste, et je crois que notre pays reviendra entre nos mains dans un proche avenir ! » Mabrouki Azzedine, Smail K.