Un des plus grands penseurs de notre temps est parti pour toujours. Jacques Derrida, le philosophe le plus lu dans le monde ces trente dernières années, nous a quittés. Celui dont on peut dire qu'il n'est plus là ne répondra pas à notre invitation, à laquelle il avait donné un accord enthousiaste, afin qu'il revienne pour une visite pèlerinage, au printemps prochain au pays. Il est né à El Biar en 1930, où ses ancêtres étaient arrivés il y a plusieurs siècles. Sémite, philosophe, maître à penser, il faudrait aujourd'hui réapprendre de lui comment faire face aux problèmes politiques et religieux du monde. Surtout pour nous autres Arabes, êtres de nature, qui avons tant besoin, en cette sombre époque, de retrouver une raison raisonnable, afin de nous garder de la subjectivité, des mythes et de la fuite en avant, situation qui favorise le suivisme aliénant ou au contraire la fermeture mortelle. Rendre hommage à cet éminent penseur doit commencer par rappeler son humilité, sa simplicité et sa fidélité à ses racines de la rive Sud. En 2003, à l'occasion de l'Année de l'Algérie en France, j'ai eu le bonheur de débattre avec lui durant plus d'une heure, à l'Institut du monde arabe, devant un public subjugué, sur la question du rapport entre l'Islam et l'Occident. Il avait tenu à répéter, en premier lieu, qu'il était algérien, ayant quitté sa terre natale seulement à l'âge de dix-neuf ans, pour rejoindre l'Ecole normale supérieure à Paris. En précisant que durant les heures difficiles de la Seconde Guerre mondiale, ce sont surtout les musulmans qui l'ont soutenu, réconforté et protégé. L'intégralité du débat fera prochainement l'objet d'un ouvrage qui paraîtra simultanément à Paris et à Alger. Nous avons traité avec ce maître de sujets sensibles, dans la franchise et le respect infini de l'autre. Les points de divergence, nous les avons traités avec mesure et attention. Par exemple, la question du « mystère », du rapport à l'au-delà, du monde et du sens religieux de la vie et de la mort n'était pas son inclination immédiate, mais il s'interrogeait, avec une force inouïe, sur comment apprendre à vivre de manière vraie ! juste et belle. Il s'agissait pour lui de dépasser une compréhension de la religion qui soit « dans l'antagonisme réactif et la surenchère réaffirmatrice ». L'interruption de la vie d'un des plus grands penseurs de la modernité est une épreuve, au moment où sévissent la loi du plus fort, le nivellement par le bas imposé par la mondialisation et la multiplication des terrorismes, des faibles, des puissants et du laisser-mourir. Après la disparition de Jacques Berque, il y a dix ans, ce passeur entre les deux rives, celle de Bourdieu, cet autre intellectuel engagé, sans oublier une figure moins connue, mais décisive dans le domaine de la pensée, Gérard Granel, compagnon de route de Derrida, la disparition de ce derniernous responsabilise encore plus, quant à l'héritage du dialogue et de la pensée critique qui refuse de s'abandonner à la logique calculante et la haine déferlante. A l'occasion de la disparition de Granel, Derrida écrit à cet autre grand philosophe Jean-Luc Nancy : « L'amitié admirative que nous partageons pour celui qui n'est plus là... la tristesse d'aujourd'hui, de façon essentielle et unique... et qu'il est, lui, celui qu'irremplaçablement aura rendu et rendra encore ce partage possible. » Cela s'applique aujourd'hui pour lui, partage de la tristesse de sa disparition et de l'espérance de sa pensée, entre les deux rives de la Méditerranée. Dans Adieu à Emmanuel Lévinas, Derrida nous dit : « Que se passe-t-il donc quand se tait un grand penseur qu'on a connu vivant, qu'on a lu et relu, entendu aussi, dont on attendait encore une réponse, comme si elle nous aidait non seulement à penser autrement, mais même à lire ce que nous avions cru déjà lire sous sa signature et qui tenait en réserve, et tellement plus que ce qu'on croyait y avoir déjà reconnu ? » La réponse est l'appel au travail inlassable de la pensée et des idées : « ... Je ne cesserai de commencer, de recommencer à penser avec elles depuis le nouveau commencement qu'elles me donnent. » A propos de l'Islam et des dérives qui s'opèrent, injustement en son nom, Derrida précise avec clarté, contrairement à d'autres intellectuels : « l'Islam n'est pas l'islamisme, ne jamais l'oublier ». Il ajoute : « Il ne faut pas négliger les mobiles politiques qui nous sont aujourd'hui exprimés sous les formes du fanatisme religieux. » A ce sujet, il nous interpellait, en écrivant dans un de ses derniers ouvrages, magistral, sur l'hégémonie et le désordre mondial : « La tâche consisterait à tout faire pour aider, d'abord dans le monde islamique, et en s'alliant à elles, les forces qui luttent non seulement pour la sécularisation du politique... mais aussi pour une interprétation de l'héritage coranique qui y fasse prévaloir, comme du dedans, les virtualités démocratiques qui n'y sont pas plus visibles à l'œil nu et sous ce nom qu'elles ne l'étaient dans l'Ancien et le Nouveau testaments. » Il comprenait aussi que la dissidence dans le monde musulman et la culture de la résistance n'étaient pas seulement réactionnaires et nihilistes, mais avaient sans doute des causes qu'il faut prendre en compte : « La seule culture qui aurait jusqu'ici résisté à un processus européen (gréco-chrétien et mondialatinisation). » En même temps, il ajoute avec objectivité que, pour le concept de démocratie : « Un sens propre, stable et unique du démocratique lui-même... ne va pas de soi dans aucune culture, y compris grec, une sorte de concept sans concept. » De ce fait, cela nous oblige à rechercher ensemble l'horizon de la liberté et à créer la démocratie à venir ! Il est vrai que, dans les espaces arabes et islamiques, cette référence à la liberté connaît, d'une part, des turbulences internes, aujourd'hui de manière préoccupante, et d'autre part, une incompréhension et des préjugés des étrangers, ce qui fausse le débat quant à l'originalité du musulman, à la fois, soumis au révélé et responsable. En somme, la question de la liberté, comme fondement de l'existence, est un thème à réexpliquer et à clarifier, en Islam en particulier, mais pas seulement, tout comme la question du rapport à l'autre, qui lui est intimement liée. Mériter d'hériter, s'inscrire dans l'universel, déconstruire sans concession, ni dénigrement étaient parmi les principes qu'il affectionnait. Il nous a appris que la « déconstruction » œuvre de la pensée critique et objective, s'il y en a, il y en a plus d'une et elle parle plus d'une langue et culture. Pour le philosophe, il est évident que chaque moment de cette expérience se lie à des figures de la singularité. Habitant le « monolinguisme de l'autre », Jacques Derrida était français, algérien, juif, citoyen du monde, soucieux de vérité, « logique de l'accompagnement solitaire », disait-il, en ajoutant : « Le social, il suppose, il requiert même l'interruption. ». Jacques Derrida se voulait des deux rives, au bord des mondes, en accord avec son ami Granel que « les peuples de la mortalité ne sont pas deux, mais trois, grec, juif, arabe ». La compagnie de cet autre, si proche, l'ami, le compagnon, en arabe uns, va nous manquer. Son sens de la solidarité et de l'interpellation rendait tellement vivifiant, la mu'àchara, l'être ensemble, avec l'Occident, et empêchait de désespérer de l'autre.