Témoignage émouvant que celui de ce lecteur qui découvrit le roman de Feraoun durant son enfance et qui affirme en être encore « prisonnier », des dizaines d'années après. Un livre peut marquer une vie. Ecrire, c'est s'identifier. Lire aussi. J'ai fais mes premières classes dans une école située à la lisière de mon village : Taguemount Azouz. Elle fut fondée en 1873 par des Pères Blancs, à l'instigation du Cardinal Charles Lavigerie. Cette école se distingue de très loin : à cause de son clocher. Dès le début, j'avais pris goût aux choses de l'école dans une classe où régnait une discipline de fer. Appliqué, attentif, réceptif, discret, j'étais un élève tout juste moyen. Sans zèle, sans excès. Un élève qui appréciait tout : lecture, langage, écriture, leçon de choses, morale, calcul… Chaque matin, de l'autre côté du village, je mettais entre cinq à dix minutes pour arriver. Sur place, j'avais droit, ainsi que tous mes camarades à un bol de lait chaud, préparé et servi par les élèves du Cours fin d'études, à un morceau de pain de campagne croustillant livré le matin-même par Lounis n'Ahcène, un honnête boulanger. Dans cette école, il y avait une bibliothèque tenue par deux élèves du Cours fin d'études. Une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte à des heures précises. Dans cette bibliothèque, la qualité avait primé sur la quantité. Elle répondait parfaitement aux goûts et aux attentes de ses utilisateurs. Regorgeant de subtilités, c'était une bibliothèque de l'évasion. C'était une bibliothèque de l'amour et de l'affection. Ses silencieuses conférences me permirent de convoquer Morphée et de me fondre dans ses bras. Des fois, chez moi, elles s'endormaient à mes côtés, moi qui n'en pouvais plus d'obscurité et d'isolement dans une pièce à peine éclairée par une misérable lampe à pétrole dont l'odeur m'incommodait en hiver lorsqu'elle était mêlée à la fumée du bois de chauffage. Elles me procurèrent plein de rêves. Des rêves qui me faisaient rêver. Dès le début de ma scolarité, j'eus droit aux prestations de cette bibliothèque. J'eus accès aux encyclopédistes, aux classiques, aux romantiques, aux réalistes, aux conteurs russes, aux humanistes... J'avais, durant mon enfance, beaucoup lu. Par oisiveté. Il faut se rappeler de Madame Bovary, ce cœur romantique nourri de lectures romanesques. Partageant sa vie avec un mari médiocre sans aucune ambition, son quotidien était servile, démuni de toute poésie. L'ennui, puis l'ennui et toujours l'ennui étaient les couleurs de ses jours. Il faut se rappeler. Pas de lettres. Pas de cartes de visites du marquis d'Andervilliers. Déçue. Un cœur vide. Elle n'avait goût à rien. La lecture ? Elle avait tout lu. L'ennui dont souffrait Emma Bovary ressemble étrangement au « mal du siècle » des romantiques. Moi, plus je lisais, mieux je me sentais. Le mal du moment, il fallait l'extirper par le biais des signes graphiques. En lisant, j'étais en quête d'un autre monde. Un monde différent du mien. Il était des moments où j'ingurgitais sans saveur. Car mon âge et mon niveau d'études ne me permettaient guère de comprendre la plupart des livres. S'il est des textes, comme Le Petit prince de Saint-Exupéry, Les Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet, Les Fables de La Fontaine et Virgile dont les termes et les constructions sont restés estampillés dans mon tissu cérébral, d'autres ne le sont pas du tout. Ils avaient filé comme le bonheur de Paul Eluard. J'ai dû d'ailleurs m'appliquer après mes dix-sept ans pour essayer de les relire. Durant mon enfance, j'avalais le cycle autobiographique de Jules Vallès qui se donnait à lire sans aucune difficulté. La trilogie de Maxime Gorki, où sont retracées les péripéties d'une enfance difficile, me plut énormément. Dans Les Misérables de Victor Hugo, je découvris des personnages exceptionnels. Tous ces romans rendent compte de la misère et de la pauvreté. Cet état d'extrême pauvreté, de faiblesse ou d'impuissance avait suscité une indescriptible pitié et une inégalable compassion chez le lecteur que j'étais. A cet âge-là, l'élève est taillable, malléable, corvéable à loisir. Me concernant, il n'en était rien. J'avais même dévoré la collection des Alice que me refilait une voisine dont je préfère taire le nom. Je garde toujours son image. Cependant, Le Fils du pauvre fut la première lecture qui suscita chez moi sérieux, intérêt et engouement. Ce roman fut durant mon enfance et mon adolescence bien plus qu'un repère, mais mon idéologie ma philosophie. Car avant d'être catalogué aux éditions du Seuil, il était à mes yeux l'œuvre de Mouloud n'Ath Chavane, un des miens. Et la dignité et la fierté que j'ai pu acquérir, c'est à lui seul que je la dois. La petite madeleine trempée dans le thé fait revivre à Proust, par le rappel d'une saveur oubliée, toute son enfance. Chaque fois que j'entends prononcer le nom Feraoun ou l'une de ses œuvres, les souvenirs de mon passé, que je considère à la fois proches et lointains, m'envahissent. L'élève et le lecteur que j'étais, avait à sa disposition une panoplie de repères autres que ceux de Feraoun. Vallès, Gorki, Hugo, Dib… ont fait de la misère et de la pauvreté des thèmes récurrents de leurs œuvres. Mais, j'ai toujours nourri, par la force d'une solidarité inavouée ou peut-être par esprit de clocher, une grande prédilection pour la misère décrite par Feraoun. La sienne et la mienne étaient identiques. Je m'étais retrouvé dans son personnage. Je m'étais reconnu. Je m'étais identifié. Fouroulou, c'est moi. Il faut le dire. L'indépendance reconquise, j'eus à vivre dans une société qui aspirait à une cité idéale. Moi, je m'en foutais car j'avais mon univers. Cet état d'esprit était un tribut d'admiration, voire de vénération, que je ne pouvais pas ne pas payer à Feraoun. J'ai lu et relu à satiété Le Fils du pauvre. Des passages entiers sont gravés dans mon cerveau et reviennent à ma mémoire, constamment et continûment. C'est comme le refrain de la berceuse qui m'amenait le sommeil durant mon enfance. L'Ami fidèle, un manuel scolaire en quatre tomes qui devait m'accompagner du CE1 au CM2, recelait aussi des textes d'une grande beauté littéraire et artistique. Le Fils du pauvre est une autobiographie. Faire son autobiographie, c'est se décrire et se dire soi-même. Chaque vie est une histoire, chaque vie un roman. Et j'ai la faiblesse de considérer que chaque vie mérite d'être connue. Qui peut nous raconter si on ne se raconte pas soi-même ? A vingt-six ans, Feraoun avait commencé, non sans conviction, à travailler, plume à la main, sur « un modeste bureau noir à deux tiroirs ». Derrière tout geste graphique, il y a cette volonté manifeste d'affronter l'oubli, de marquer son passage. Le Fils du pauvre est un roman. Un derrière-les-barreaux de l'imaginaire, de la symbolique, de la douceur et de la beauté. C'est un lieu, un feu, une âme et un territoire qui ressemblent étrangement aux miens. Quand on y entre, on n'en sort plus. On en devient prisonnier. C'est mon cas. Je le suis depuis ma plus tendre enfance.