Daïkha Dridi a eu l'idée et le talent de raconter la ville à travers les témoignages de ses habitants. Un récit vivant et pertinent. Tu viens avec moi ? », dit l'un. « Où ? », demande l'autre. « Dans le mur », répond le premier. Alger, c'est les murs, les rues, les jeunes et l'anarchie. La boutade que rapporte Ghania Mouffok, dans le préface de Alger, blessée et lumineuse, une enquête de Daïkha Dridi, publiée chez les éditions françaises Autrement, symbolise l'absurdité joyeuse des Algérois. Le « hittisme », cet art de s'adosser au mur et de voir le temps passer, est presque une culture. Culture nationale puisque le chômage est partout, même si les chiffres officiels soutiennent le contraire. « Alger renaît de ses peurs, cultive ses deuils dans l'indifférence de ses gens, sans mémoire », écrit Ghania Mouffok. L'effervence actuelle de la ville tranche, selon Daïkha Dridi, spectaculairement avec « la paralysie et le long coma » des années 1990. « Même si les âmes qui peuplent Alger ne connaissent pas encore la paix, la ville est devenue la vitrine d'une frénétique entrée de tout le pays dans le libéralisme (...) Réveil de la ville ? Oui, mais réveil amer, car Alger est malade », constate-t-elle. La journaliste a donné la parole à des artistes, architectes, médecins, militants des droits de l'homme, syndicalistes, avocats, activistes associatifs, critiques d'art et d'autres. « Ceux-là et tous les autres font d'Alger une ville et une idée increvables. Lumineuses », relève Daïkha Dridi. Ceux-là ? Nacéra Arab, chauffeur de taxi, 45 ans, qui sillonne, à longueur de journée, les rues de la capitale. Nacéra, qui a réalisé un rêve d'enfant, ne travaille pas comme ces autres « taxis » qui, comme le souligne la journaliste, choisissent pour les clients la destination. Une spécialité algérienne ! Larbi Marhoum, architecte, est dégoûté par « la laideur » des nouvelles constructions. « Alger aujourd'hui donne l'image d'un cancer qui est en train de métastaser », dit-il. Il cite l'exemple des quartiers Sidi Yahia et Sidi Youcef qui « offrent un spectacle dramatique ». La bande côtière à l'est d'Alger est, pour le jeune urbaniste Akli Amrouche, mal aménagée, sous-exploitée. « Alors qu'on a une baie formidable, et tout ce territoire qui part de la Sablette jusqu'au Lido est pratiquement vierge », constate-t-il. Autre regard. « Il y a un érotisme fou dans Alger », relève Noureddine Ferroukhi, peintre plasticien. « La ville s'est agrandie, c'est vrai. Il y a eu un exode rural phénoménal. Et alors ? C'est très bien ! Moi, ce que je vois, c'est le côté foisonnant et oriental d'Alger », confie-t-il. Nadira Laggoune, critique d'art, est sans complaisance avec les peintres des années 1990 restés insensibles à la tourmente du pays. « Qu'exposaient-ils ? Des pots de fleurs, des champs de fleurs, des paysages impressionnistes (...) Des choses peuplées de non-sens (...) Ce n'était pas un discours artistique, mais des taches de couleurs », dit-elle. La douleur est présente dans les pages denses de Daïkha Dridi. C'est inévitable. « Je voyais bien combien la douleur n'était absolument pas prise en compte dans les hôpitaux, et l'indifférence à la douleur de beaucoup de mes confrères me troublait », confie Fadila Chitour, médecin, fondatrice du réseau Wassila d'aide aux victimes. Fille des Boumendjel, famille de nationalistes, Fadila Chitour a milité au sein d'un comité de lutte contre la torture, après les émeutes de 1988. Si la torture n'a pas cessé depuis, la flamme du combat s'est, elle, éteinte dans les marmites de l'indifférence. Générale, celle-là. L'avocate Hassiba Boumerdassi rencontre toujours des cas de tortures. « Mais façon moderne, sans trop laisser de traces, à l'américaine... », dit-elle. Elle confie que la mention « organisation liée à Al Qaïda » dans les actes d'accusation est devenue systématique. « Comme si cela tenait lieu de preuve d'activisme terroriste », souligne l'avocate. Safia Fahassi est, elle, toujours sans nouvelles de son époux, le journaliste de la Chaîne III, Djamil Fahassi, porté disparu depuis douze ans. Ils sont des miliers dans son cas. « Si nos disparus sont coupables de crimes, sortez-les de l'ombre et faites-leur des procès », s'indigne Safia Fahassi qui élève seule la petite Meriem. Ali Merabet, porte-parole de Sommoud, association des victimes enlevées par les groupes armés, ne se lasse pas à chercher la vérité et à lutter contre l'oubli. « Je ne sais plus qui est mon ennemi, mais je sais que mon combat a été manipulé, indirectement, et je me sens trahi aujourd'hui », dit-il. Aux yeux de Hocine Zahouane, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l'homme (LADDH), les choses sont limpides. « L'oubli ne s'ordonne pas, ni d'ailleurs le pardon (...) », estime-t-il. La violence est partout, mais ce n'est pas la faute à l'école. Redouane Osmane, secrétaire général du Conseil des lycées d'Alger (CLA), est formel : « L'école n'a pas produit les violences des dix dernières années. C'est elle qui est malmenée par la société, pas le contraire. » Daho Djerbal, historien et directeur de la revue de critique sociale Naqd, est triste devant l'état des campus algériens. « L'université est devenue un douar et ça s'agglomère par solidarités premières, par communautés de voisinage », constate-t-il. Et les belles lettres dans tout cela ? Selma Hellal, fondatrice des éditions Barzakh avec Sofiane Hadjadj, qui dévore bonne cuisine et livres, donne une idée sur le niveau du respect de la culture par ceux qui « gèrent » le pays. « Dans l'actuel programme de relance économique, le livre est ignoré. Il est considéré comme un produit de luxe », souligne-t-elle. Et que disent nos hackers Samir, Nabil, Sid Ahmed et les autres ? « Ils roulent tous sur l'or, pourquoi veulent-ils donc nous priver de regarder des films ou d'écouter de la musique », protestent-ils. Le piratage est un art national qui prend les allures de rébellion face au « monde-marchandise ». Le verbe dur, parfois doux, les mots simples, sincères, les interlocuteurs de la journaliste, ceux « qui arpentent, conçoivent et fantasment » Alger, ont dit ce qu'ils pensent avec liberté. Avec calme et sans maquillage, Daïkha Dridi a dressé des portraits d'hommes et de femmes qui, faut-il le dire sans abus, sont également une fierté pour nous tous. Les textes sont accompagnés de photos de Louiza Sid-Ammi.