C'est la première fois qu'un écrivain algérien est primé à une échelle arabe aussi grande*. Une véritable reconnaissance pour la vivacité de notre culture et notre jeune littérature arabe moderne qui se bat, contre vents et marées, pour exister d'abord et s'affirmer ensuite. Le grand jury du prix composé d'éminentes personnalités m'honore aujourd'hui de cette confiance inégalée, et même inespérée, qui me met face à plusieurs défis dont le plus important est celui de l'écriture : comment être dans le présent brûlant et dans la mémoire collective sans céder d'un iota les espaces sacrés de l'écriture et du statut de l'écrivain ? Ecrire, c'est plus vaste que toutes les restrictions et frontières. C'est d'abord un grand bonheur de faire exister un monde imaginaire qui n'a jamais eu d'existence matérielle et de pouvoir le nommer. Savoir rêver quand tout devient obscur, imaginer les couleurs de l'arc-en-ciel quand le ciel s'assombrit et s'assèche, prendre la vie à bras-le-corps en supportant la douleur et les chocs. J'ai toujours dit que l'écriture n'a jamais résolu ni même réduit les grands problèmes de la vie, mais elle est toujours là, dans les moments difficiles, pour nous rappeler que le beau ne cessera jamais d'exister et que l'impérialisme des injustices n'aura jamais le dernier mot. La vie n'a jamais été une évidence, mais une bataille à mener et un souffle à préserver. Ecrire c'est donc aller vers les extrêmes de l'interdit, les bousculer à la recherche d'une vérité à réinventer constamment et d'un imaginaire foisonnant qui va au-delà du superficiel. Refuser le diktat des assurances pour préserver la vie et la continuité de l'art et de création. L'écriture est l'antipode même de l'assurance. Tout acte d'écriture digne de ne nom s'installe dès le départ dans une optique de fragilité qui sait résister aux vents les plus violents et les plus destructeurs. C'est dans cette fragilité que se cache le vrai souffle de l'écriture qui est celui de la vie, même si chaque écriture ne peut éviter la question ontologique de la mort, consciemment ou inconsciemment. La mort, dans ce sens, n'est que la continuité des vieilles questions demeurées en suspens. Un prix est quelque part une revanche contre l'oubli institutionnel, mais surtout un moment de méditation. Notre bonheur ou notre vie pour dire juste, n'est-il pas tributaire de celle de Tahar Djaout, Abdelkader Alloula, Youcef Sebti, Bakhti Benaouda… ? La liste est malheureusement longue ! Tous disparus aujourd'hui, laissant derrière eux un rempart contre le geste fatal de la mort. Ils sont morts parce qu'ils étaient les premières victimes. Nous sommes vivants parce que tout simplement le destin nous a placés derrière leurs corps. Ce soir, j'ai une pensée pour eux, pour tous les écrivains morts injustement à la fleur de l'âge par une main assassine qui ne savait pas qu'en les forçant à quitter ce monde, elle les plaçait dans le panthéon de nos cœurs. Je sens que j'ai aujourd'hui un devoir sur le dos, celui de dire non à toutes les formes de l'oubli. Il n'y a pire ennemi pour la continuité de la race humaine que l'effacement de la mémoire. Ma pensée va aussi vers ceux qui travaillent dans l'anonymat et la perte de sens ; beaucoup d'entre eux partiront, la mort dans l'âme, sans reconnaissance aucune, même si leurs travaux sont d'une valeur inestimables. Mais ils ont ce que les autres n'auront jamais : l'outil qui nomme et dit la vie, l'écriture. On vit dans un monde trop injuste, et un monde arabe trop difficile pour ne pas dire étouffant et pourtant notre droit à l'existence n'a jamais été négocié. L'histoire d'une grande bataille juste et noble qui attend toutes les générations se dessine dans des horizons lointains. Le citoyen arabe en gestation, que notre écriture intercale et essaie de comprendre, mérite beaucoup mieux que ce qui lui arrive aujourd'hui : très mal considéré dans son pays, sur la tête, l'épée de Damoclès et le regard de l'autre qui n'a jamais été clément avec lui, surtout depuis le 11 septembre 2001. A chaque fois, il a besoin de se justifier contre un crime qu'on a commis en son nom et à sa place. On a fait de lui un acteur dans une grande entreprise d'injustices et d'otages. L'écriture peut dire cette douleur brimée par la peur et les interrogations les plus dures. Elle peut aller au-delà du visible. Comme vous tous, je continue à croire en l'écriture et à l'homme qui est derrière et qui ne résout pas les problèmes, mais possède les moyens de faire de cette douleur une incessante préoccupation. J'ai cédé les droits de mes deux derniers romans Les Balcons de la mer du Nord et Le Livre de L'Emir aux enfants qui souffrent d'une injustice commise par la vie : le cancer. Aujourd'hui, je continue dans la même voie avec ce grand prix qui me permettra d'aller le plus loin possible dans ce geste que je considère d'une normalité banale ou presque. La solidarité fait partie de la définition même de l'être penseur et il est judicieux que l'humain qui se cache derrière la beauté des mots, travaille dans cette optique généreuse. L'art n'est noble que par sa générosité, sinon il devient mots sans résonances et couleurs sans vie. Chukran ! * Ndlr : Grand prix du roman décerné par la Fondation du livre Cheikh Zayed d'Abu Dhabi