10h05. La bretelle menant vers le stade du 5 Juillet à partir de Ben Aknoun est saturée de voitures. Accroché à un pont, ce slogan : « Mobilisation = Mort au terrorisme ». Et la mobilisation citoyenne sera au rendez-vous en ce 17 avril, une semaine après les attentats. Le terrain vague qui jouxte le stade est noir de monde. Ce n'est pas pour un derby algérois mais pour un match autrement plus capital, opposant les Fous de Dieu au reste du monde. Barricades de la police, fourgons des forces de l'ordre, camions des pompiers, ambulances, bref : un dispositif des grands jours est mis en branle pour encadrer les manifestants et parer au pire. Un essaim de bus publics et privés réquisitionnés a pris place, déversant un flot ininterrompu de « société civile ». Les transports sont immatriculés 16 mais aussi 09 (Blida), 35 (Boumerdès), 26 (Médéa), 02 (Chlef)… Un peu plus haut, une flopée de bus de l'Etusa, une soixantaine au bas mot portant la mention « transport spécial ». « Ils ont vidé tout le parc de la RSTA ma parole ! », commente une voix. Ils sont venus de toutes les communes d'Alger. Une marée humaine gagne la Coupole du complexe olympique Mohamed Boudiaf. Forêt de drapeaux et de banderoles patriotiques. Un hélico bourdonne dans le ciel, tenant cette belle foule en respect. Le stade du 5 Juillet est pavoisé lui aussi de banderoles aux couleurs nationales : « Oui à la réconciliation », « Non à la destruction de l'Algérie ». Elles alternent avec des pancartes des jours de foot incitant les tifosis au fair-play. « Jeunes, pratiquons un sport sans violence », exhorte l'une d'elles. La coulée humaine se poursuit. Pas de supporters mais des aficionados de la paix, seul mot qui soudera tout ce beau monde. La pax Bouteflika « à la sauce » moussalaha sera le leitmotiv du jour. « Qahoua felfel k'hal, Bouteflika f'hal ! » 10h30. A l'intérieur de la Coupole, tous les carrés sont pleins. L'arène centrale est investie par une nuée de jeunes brandissant pancartes et fanions. Drapeau coincé sous la casquette, ils sillonnent la salle dans tous les sens, excités comme des bateleurs. Ils dansent, s'éclatent, se trémoussent en agitant l'emblème national. Certains agitent celui de leur équipe fétiche, à l'instar de l'USMH (club de foot d'El Harrach). Grand moment cathartique. Ambiance festive sur un air de Min adjlika ichna ya watani, suivi d'un chant patriotique signé… cheb Mami. Les mioches se lâchent, se défoulent. Terrorisme, kamikazes, malvie, chômage, harraga, « moussalaha », déboires du Mouloudia : tout y passe. « Qahoua felfel k'hal, Bouteflika f'hal » (café poivre noir, Bouteflika est brave) chantent des jeunes, euphoriques. Dans le lot, des femmes aussi, comme cette dame en niqab et « ceinturée » du drapeau national. Ahmed, 20 ans, est mobilisé depuis 8h. Il est agent de nettoiement à l'APC de Bab Ezzouar. « On nous a dit de venir, alors je suis venu. On nous a fait monter dans un bus et voilà, je suis là », confie-t-il, avant de lancer benoîtement : « Ana houaoui ou zaouali. Je suis un paria et je ne demande que la paix. » Son camarade enchaîne : « On est là pour dire non au terrorisme », dit-il. Terrorisme. El Irhab. Le maître mot qui fédérera toutes ces énergies. « Etudiants en colère ! », martèlent des militants de l'UGEL en tournant en rond dans l'arène. Des voix scandent : « Djazaïr hourra dimoqratiya ! » (Pour une Algérie libre et démocratique). Des employés en casquette orange frappée du sigle de Sonatrach y vont eux aussi de leurs slogans. Le mot moussalaha est sur la plupart des banderoles. Grosse campagne pour « sauver » la politique de réconciliation nationale, sévèrement remise en cause après les attentats du 11 avril. Sur la bande publicitaire qui ceint la salle se décline une foultitude de sigles qui renseignent sur cette fameuse « société civile » organisatrice du rassemblement : kasma FLN de Bab Ezzouar, bureau de l'ONEM, Coordination des associations qui soutiennent le programme du président, groupe Saidal, Algérie Poste, direction de la jeunesse de Boumerdès... Les organisateurs veulent manifestement faire de ce rassemblement un grand festival de la résistance populaire, d'El Mokrani à… Maqaria. Deux écrans géants retransmettent en direct, par ENTV interposée, les marches qui se déroulent dans les autres villes du pays, redoublant la frustration des Algérois qui ne peuvent toujours pas sortir dans la rue crier leur ras-le-bol. La tribune officielle est surplombée d'une large banderole avec le drapeau national sur laquelle on peut lire : « L'Algérie avant tout ». Plusieurs cadres de différentes formations politiques et organisations de masse y ont pris place : Abdelaziz Belkhadem, Djamal Ould Abbas et Tayeb Louh pour le FLN, Chihab Seddik pour le RND, Abouguerra Soltani (MSP), Louiza Hanoune pour le PT, avec, à sa gauche, Abdelmadjid Sidi Saïd, patron de l'UGTA. On reconnaît aussi Mme Flici, de l'Association des victimes du terrorisme, Tayeb El Houari de l'ONEC et d'autres figures encore. C'est Salah Djenouhat, le numéro 2 de l'UGTA et numéro 4 sur la liste RND des candidats aux législatives, qui fait le maître de cérémonie. Ils auraient pu s'appeler Merouane 11h15. Le festival commence. On débute par une version longue de Qassaman. L'hymne national électrise les foules. Poings levés. Frissons. Emotion. Youyous patriotiques. Un jeune en t-shirt Manchester United et drapeau suit religieusement l'hymne national, tandis qu'un autre danse en répétant les paroles de Qassaman, les bras en l'air. Puis Salah Djenouhat appelle à une minute de silence accompagnée d'une lecture de la Fatiha à la mémoire des victimes du 11 avril. La suite du programme sera totalement politique. Devant un pupitre truffé de micros de chaînes de télé et radios internationales vont se succéder les principaux leaders des parrains de ce rassemblement. Ils prononceront chacun un petit speech de 5 à 10 minutes (lire l'article de Nabila Amir). En face de la tribune, des jeunes qui auraient pu s'appeler Merouane ou Mouloud, du nom de ces sinistres desperados, et qui, pourtant, sont là à scander Algérie mon amour. Yacine, 19 ans, stagiaire en comptabilité dans un centre de formation à Dergana dira : « Notre présence ici, c'est pour dire non au terrorisme. Oui, il y a de l'avenir dans ce pays. Nous voulons juste un travail. Les kamikazes n'ont aucune excuse ! » Un de ses congénères renchérit : « Ceux qui ont fait ça l'ont fait contre l'Algérie. Nous sommes là. Nous aimons ce pays. H'na nefriwha, la el marikane oua la ammar bouzouar (C'est nous qui relèverons ce pays, pas les ricains). » Fériel, 19 ans, étudiante, abonde dans le même sens : « Rana h'na. (On est là) Il faut que la vie continue. Je continue à sortir dans Alger, je n'ai pas peur. Il faut que la vie continue ! » Un jeune appelé du service militaire met un bémol à cet élan d'euphorie : « Aâtouna visa lengliz (Donnez-nous le visa pour l'Angleterre). Moi, dès que je termine mon service militaire, j'essaierai de partir », un autre lui coupe la parole : « J'ai vécu à l'étranger et je sais ce que c'est. C'est la misère. Je suis contre les harraga. Ils acceptent de brader leur dignité pour finir cireurs de chaussures. On ne veut pas être harraga. Nous voulons juste que notre Etat s'occupe un peu de nous. » Amine, lui, est metteur en scène, chanteur et comédien. Son rêve, c'est de pouvoir jouer sur une grande scène nationale et poursuivre une carrière de chanteur. Il vient monter un spectacle. « Jeudi prochain, dit-il, j'ai un spectacle au complexe culturel de Bordj El Bahri. C'est une pièce sur les handicapés. C'est à 13h30. Venez nombreux ! » Avis aux amateurs. Un citoyen d'El Maqaria fulmine : « Je végète dans un bidonville situé pas loin de l'endroit d'où est sorti ce kamikaze (Merouane Boudina). J'ai soutenu Bouteflika, Ouyahia, Soltani. J'ai trois cartes : FLN, RND et MSP. Mais je n'ai rien gagné. On est largués. Cet Etat, celui qui le soutient ne gagne rien. Ce sont apparemment les saboteurs qui y trouvent leur compte. » Une femme d'un certain âge, habitant dans un autre bidonville près de Chevalley, lance un SOS : « Nous voulons que le sang sèche. Mais nous voulons aussi un peu de considération. Je vis dans un bidonville à Haï Ziyaniya. J'attends toujours une solution qui ne vient pas. » L'une comme l'autre refusent que les bidonvilles soient assimilés à des fabriques de kamikazes. Un cadre de l'OPGI de Blida, 33 ans, en costard, explique ainsi sa participation. « Ma présence se veut une expression de solidarité. Les gens doivent prendre conscience qu'il faut être présent sur le terrain pour faire pression. Il faut que le peuple s'implique. Certes, il y a encore du travail à faire sur le plan de la conscience civique, mais il y a une évolution de la société qui est palpable. C'est un plus pour la démocratie et un pas en arrière pour le terrorisme », dit-il. « Louiza dialna ! » Le thème de la jeunesse revient en force tout au long des allocutions des différents intervenants. Et pour cause. Le spectre des (présumés) kamikazes qui se seraient fait exploser pour une cause perdue hante encore les Algériens. Chihab Seddik du RND martèle : « Je m'adresse aux jeunes pour leur dire : n'acceptez aucun argument pour justifier le terrorisme. Il faut dire non au terrorisme ! Le terrorisme n'a ni visage, ni conscience, ni raison. La pauvreté et la misère sociale n'excusent pas le terrorisme. Le terrorisme n'a pas de place dans notre société. Quelles que soient les raisons, dites non au terrorisme ! » Louiza Hanoune, notre pasionaria nationale, enflamme la salle en pointant le doigt sur le rôle trouble des Américains : « Il n'a pas plu à certains que l'Algérie retrouve sa souveraineté pétrolière et que nous ayons refusé l'implantation de bases militaires sur notre sol. Nous avons le droit de vivre dans la liberté et la dignité ! » Et les jeunes derrière : « Ou Louiza dialna, dialna ! » Elle s'écrie : « Barakat ! Barakat ! » A un moment donné, le son est coupé, la sono faisant des siennes. Et des mioches de commenter : « Ils veulent la faire taire parce qu'elle dit la vérité. » Ils ne sont pas dupes. Ils ont l'œil vif, le nerf aiguisé. Mais ils sont beaux dans leur colère. Sidi Saïd entonne : « Il faut que les jeunes aient un travail et la moussalaha se chargera de ça. » Et eux de répliquer : « Aâtouna khadma, maranache m'lah ! » (On veut du travail, on n'est pas bien) détournant des slogans « chnaoua ». L'un d'eux lance, ironique à souhait : « Rani ayache faciliti » (Je vis par facilité). Oui. Ils auraient pu s'appeler Merouane ou Mouloud, comme les deux présumés kamikazes. Beaucoup ont « poussé » dans des bidonvilles. Mais ils ne veulent pas insulter l'avenir. Le mot « irhab » les fait gerber. Ils vomissent la guerre. Ils veulent chanter l'espoir. Comme Hasni que beaucoup parmi ces mômes n'ont pas connu. Et même si nombre d'entre eux se voient harraga, car dans leur esprit, c'est déjà mieux que kamikaze, et même si le visa reste gravé dans leur cœur comme les villes exotiques dont ils taguent secrètement le nom, ils n'ont pas tous envie de partir. Pendant que nos politiques se succédaient à la tribune, nous les voyions derrière la haie de sécurité réagir avec leurs tripes. Leurs aînés avaient chanté ici-même Mazal kayen l'espoir derrière Hasni en allumant un briquet. Eux avaient à peine 5 ans quand Hasni a été tué. Pourtant, leur mémoire est jonchée de tous les cadavres des années 1990. Ils découvrent aujourd'hui, hébétés, les attentats, Al Qaïda…Ils regardent tous Al Jazeera et suivent les guerres « modernes » qui se jouent comme des Play Station. Mais ils croient résolument que le mot « paix » n'a rien de démago. Grimés en supporters, chnaoua d'une autre cause, d'un autre club qui pourrait s'appeler Algérie, ils réinventent les mêmes slogans qu'ils ont l'habitude de scander chaque jeudi dans les stades, avec, cependant, malgré tout, un zeste d'espoir dans la voix…