L'histoire retiendra certainement de Boris Eltsine, premier président de la nouvelle Russie, décédé hier à l'âge de 76 ans, l'image du combattant qui défiait les putschistes communistes du haut d'un char, mais aussi celle d'un président gaffeur et facétieux, esclave de la vodka et victime de crises de dépression. Tout au long des neuf années de sa présidence, son caractère imprévisible et son goût pour le coup de théâtre ont transformé ses voyages à l'étranger en un cauchemar pour son entourage. Eltsine avait une réputation controversée dans son pays, où certains le glorifient pour les libertés offertes aux Russes et d'autres le maudissent pour le chaos et la paupérisation causés par ses réformes. En Russie, les pressions du Kremlin ont fait en sorte que, pendant les premières années de sa présidence, peu de médias ont osé rendre compte de ses faux pas. En septembre 1994, à Berlin, pendant la cérémonie marquant le retrait des dernières troupes russes d'Allemagne, Eltsine se substituait au directeur de l'orchestre de la police pour faire étalage de sa maîtrise des baguettes de tambour. L'humiliation nationale a atteint son apogée en automne 1994, quand Eltsine, rentrant à Moscou de Washington, ne s'est pas présenté à une visite protocolaire prévue à l'occasion de l'escale en Irlande. Le Premier ministre irlandais, Albert Reynolds, avait dû quitter l'aéroport de Shannon sans avoir rencontré son hôte. De retour à Moscou, Eltsine avait expliqué qu'il avait fait la grasse matinée et il s'en était pris à ses assistants pour ne pas l'avoir réveillé. Puis le vice-Premier ministre, Oleg Soskovets, avait affirmé que le président était malade et le chef des gardes du corps qu'il avait été victime d'une attaque cardiaque. Ses détracteurs soupçonnaient une autre réalité : Eltsine était tout simplement ivre mort. « Croyez-moi, Boris Nikolaïevich, votre dépendance à l'alcool est un secret seulement pour vous », avait alors écrit Egor Iakovlev, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Obchtchaïa Gazeta. En mars 1996, en Norvège, trois mois avant l'élection présidentielle, un Eltsine jovial avait rompu le protocole en saisissant par le bras ses hôtes, la reine Sonja et le Premier ministre Gro Harlem Brundtland, habillées respectivement en robe bordeaux et blanche, en s'exclamant : « Framboise et crème ! » Mais au fur et à mesure que sa santé se gâtait, il avait de plus en plus besoin d'être entouré et de disposer de bons médecins. Des signes de fatigue apparaissaient en mai 1997, à Paris, lors de la signature de l'acte fondateur de la Coopération mutuelle entre la Russie et l'Otan. Dans une improvisation sur son discours écrit, il avait soudain annoncé que la Russie allait enlever les têtes nucléaires de la totalité des missiles pointés sur les pays membres de l'Otan, faisant pâlir les autres hauts responsables russes. Evgueni Primakov, à l'époque ministre des Affaires étrangères, avait dû rapidement faire machine arrière. La même année, lors d'une visite au Japon, Eltsine faisait référence au Japon et à l'Allemagne comme des puissances nucléaires et citait un traité inconnu sur la « non-divulgation et destruction des têtes nucléaires ». Le mois de septembre suivant, à côté de Bill Clinton, pendant une conférence de presse conjointe, il avait terminé une réponse incongrue en ajoutant : « Point final. » Face à la multiplication de ses gaffes, sa capacité à gouverner a été remise en question : « Tout ce qu'il arrive à gérer, ce sont les visites des magasins et des sites », avait écrit le quotidien Kommersant à l'époque.