Dimanche 22 avril. Invités à prendre part à la célébration d'une date, le 23 avril, dédiée internationalement à la Fête du livre, coïncidant avec la disparition de Cervantès et Shakespeare, nous mettons le cap sur Tigzirt-sur-Mer, cet îlot antique coincé entre Dellys à l'est et Azeffoun à l'ouest, à 140 km d'Alger. Pour venir, nous avons dû transiter par Tizi Ouzou. Nous aurions aimé emprunter l'étroite bande de bitume enserrée par la mer, mais la route Dellys-Tigzirt reste fort déconseillée pour cause de GSPC et cette forêt cannibale de Mizrana, réputée mangeuse d'hommes. Et pourtant ! Il est des femmes et des hommes, impavides et généreux, qui ont résolu de faire de cette débauche de bois, un printemps de cellulose. Bus Alger-Tizi. A la gare routière de Kharrouba, des rabatteurs braillent : « Tizi fidiou ! » Comprendre : des bus équipés de lecteur vidéo. « Ils programment du Fellini ou bien de l'Ingmar Bergman ? », plaisante Amina, notre accompagnatrice, cinéphile dans l'âme. Non. Plutôt du « guech-guech », de quoi vous faire exploser les tympans. Steven Seagal pour ne pas changer. Le paysage se rattrape brillamment sur le tronçon Tizi-Tigzirt (via Makouda). 40 kilomètres de bonheur verdoyant serpentant à travers un entrelacs de chemins vicinaux et de champs de coquelicots. A peine le pied à terre que l'îlot emblématique de la ville, et qui jouxte le port en chantier, nous happe. Tigzirt déçoit au premier abord avec cette forêt d'engins et de bulldozers qui s'affairent à démonter ses plages. La plage familiale a disparu, au grand dam des habitants. Mais la mer est têtue. Elle reste souveraine et compense allégrement cette anarchie urbaine commune à toutes nos villes côtières, et qui leur confère un air de gâchis bleu et de chaos organisé. Tarik Yacine, vif et alerte, nous accueille chaleureusement sur le parvis de la mairie. Tarik représente l'ACABM : l'Association culturelle des amis du Bassin méditerranéen. Avec sa sœur Assia Yacine, présidente de l'association Un Livre Une vie basée dans la ville de Chenôve, près de Dijon, ils seront les maîtres d'œuvre de ce festival du livre auquel sont conviés d'autres auteurs : Rachid Mokhtari, Djamel Mati et Larbi M'hamed Bouziane essentiellement. Tarik nous conduit à la base nautique, QG des organisateurs. Occasion de découvrir le club de voile, l'un des meilleurs du pays. Chemin faisant, il nous montre quelques ruines délaissées dont les reliques d'une vieille basilique romaine. « Là, vous êtes en train de fouler du sol romain. Phénicienpeut-être, mais ces vestiges remontent au moins à l'époque romaine », dit Tarik, avant de lancer : « Nous attendons toujours la création d'un musée des antiquités dans cette ville. » D'ailleurs, si Tigzirt donne cette impression d'être éventrée de partout, c'est aussi en raison des nombreuses fouilles archéologiques qui y sont menées, et qui attirent chaque année une flopée d'archéologues. La baraka des yacine Tarik est prof de français au lycée Toumi. Il est également écrivain. Assia, elle, est biologiste de formation. Elle était prof à l'INA, l'Institut national d'agronomie d'El Harrach. Elle habitait à Sidi Moussa quand le terrorisme a commencé. La mort dans l'âme, elle a dû partir en 1993. Pour mieux renaître. « On me disait : ‘‘Qu'est-ce qu'on peut faire pour votre pays ?'' J'insistais : il faut envoyer des livres ! », raconte-t-elle avec passion. Oui. Des livres. Plus vitaux que des tonnes de vivres. « J'étais une rat des bibliothèques. Quand j'étais petite, je m'enfermais dans les toilettes pour me dérober aux tâches ménagères et je dévorais les livres », ajoute-t-elle de son regard pétillant. Avant d'expliquer ce qui la ronge en voulant coûte que coûte, placer le papyrus au cœur de son combat citoyen : « J'ai constaté que la violence institutionnelle infligée à l'enfant était dans une large mesure véhiculée par l'éducation nationale. L'école, malheureusement, était devenue un vecteur de violence et il apparaissait urgent pour moi d'investir ce créneau pour contrer son action néfaste. » Tarik confie : « Un jour de 1997, autour d'un couscous avec Assia, on s'est dit : ‘‘Et si l'on créait une bibliothèque communale.'' Et c'est ainsi qu'est née l'ACABM. On a dû tout de même batailler deux ans. Deux ans pour obtenir un agrément. Comme si offrir des livres aux enfants était de la plus haute subversion. » L'ACABM devient ainsi le partenaire idéal de Un livre Une vie et le moteur d'un réseau extraordinaire d'échanges de l'autre côté de la Méditerranée. « Les premiers colis commençaient à arriver, et c'est ainsi qu'a été constitué le fonds de la bibliothèque municipale de Tigzirt », se souvient Tarik. Notre hôte se remémore le combat acharné qu'il a dû mener avec d'autres militants de la cause littéraire pour sortir les livres des conteneurs « alors qu'ils pourrissaient au port ». Assia a même envoyé une bibliothécaire de France pour encadrer cette première structure. Elle passera deux mois entiers en Kabylie. Et aujourd'hui, toute la population de Tigzirt est derrière ses deux enfants terribles. « Notre fierté est qu'à Mizrana, que l'on ne citait que sous le signe de la terreur, les jeunes ont leur bibliothèque », souligne Tarik comme pour suggérer que la résistance citoyenne passe aussi (et même beaucoup) par la culture. Un pont de livres jusqu'à Laghouat Lundi 23 avril. De bon matin, les stands se mettent en place. La salle omnisports, pourtant immense, se révélera bientôt exiguë pour contenir le rush des lycéens, des collégiens mais aussi des citoyens lambda, amoureux des lettres. Plusieurs partenaires ont répondu présents : des bibliothèques municipales de toute la région (Mizrana, Iflissen), des associations comme l'Association des amis du mont Chenoua ou encore AERAED qui fait un magnifique travail de sensibilisation sur les questions de l'environnement, des centres de documentation comme le Centre d'information et de documentation sur les droits de l'enfant et de la femme (CIDDEF, Alger), des éditeurs (Dalimen, APIC), la revue Passerelles, le Haut commissariat à l'amazighité, la ligue des arts dramatiques de Tizi Ouzou, le collectif Racont'arts d'Ath Yenni… A noter aussi la présence très significative de partenaires qui se sont déplacés des confins du pays comme la bibliothèque municipale de Laghouat qui a reçu un lot de livres de la part de l'association dijonnaise. Laghouat compte abriter l'édition 2008 de cette même manifestation, avec, à la clé, la création d'une association Un Livre Une vie - Laghouat. Il y a aussi une formidable association venue de Aïn Sefra, représentée par deux femmes remarquables qui ont fait le déplacement par route. L'association s'appelle Le Petit Lecteur de Aïn Sefra. Autre présence ô combien symbolique : Ali Feraoun, le fils de Mouloud Feraoun. Il est venu présenter un roman posthume du célèbre père de Fouroulou : La Cité des Roses. Une expo-photo avec des extraits de l'œuvre de Feraoun tapisse les stands. Les photos signées A. Contejean datent de 1960-1961. L'exposition a été ramenée spécialement de France à l'initiative de M. Métref d'Ath Yenni. Très vite, la mayonnaise prend. La dynamique créée par Assia et les siens va catalyser (et capitaliser) plein d'énergies. C'est le cas de Chérif, un artiste peintre qui tangue entre Annaba et Marseille et qui a, entre autres, à son actif, la réalisation d'un portrait géant à l'effigie de Zidane sur la façade d'un immeuble dans la cité phocéenne. Il s'est proposé de réaliser bénévolement toute la « signalétique » de l'événement. Dans le même sens, de jolies plaquettes financées par un philanthrope étaient offertes gracieusement au public avec des extraits d'écrivains algériens contemporains. Les lycéens en verve Le programme de la manifestation démarre sur les chapeaux de roue avec une table ronde autour du thème : « Les écrivains de la rupture ». Rachid Mokhtari trace d'emblée les contours du débat à travers une problématique inspirée de son dernier livre : Le Nouveau souffle du roman algérien où il dissèque la production littéraire de l'après 2000. Avec Djamel Mati et M'hamed Larbi Bouziane est ainsi esquissée à l'attention d'un public considérablement jeune une radioscopie de la littérature algérienne d'aujourd'hui. Le débat permettra de revenir sur toutes les questions qui taraudent les professionnels de la chaîne du livre : la signification de l'acte d'écrire ici et maintenant, la cherté des bouquins, la littérature et le lait, le rôle de l'Etat, l'urgence pour les instances éditoriales de lancer une littérature jeunesse, le défi de la lecture face à Internet, aux salles de jeu et autres bouquets satellitaires et leur offre pléthorique…Bref, une énième occasion de faire et défaire le monde à partir du verbe fondateur, le verbe coranique « Iqra », « lis ! ». D'aucuns, par ironie, le remplaceraient par « bipi ». Pourtant, le succès de la manifestation, érigée en véritable fête populaire de la lecture, donne à espérer que la civilisation alphabétique n'est pas tout à fait défaite par la « société du spectacle », comme dirait Guy Debord. Au-delà de la pertinence du thème développé, la rencontre offrira l'occasion aux nombreux lycéens de la région de voir de près quelques-uns parmi nos auteurs vivants dont ils croisent incidemment la tronche au hasard d'une coupure de presse ou d'une séquence de l'émission « Expression Livres » de Youcef Sayeh sur Canal Algérie. Aussi, quel bonheur de les voir interagir avec les écrivains, les inonder de questions, poser avec eux ou leur tendre une feuille quelconque pour une signature improbable. « Nous nous attelons à les familiariser avec la littérature algérienne contemporaine et les spécificités de ces nouvelles écritures. Bien sûr, nous continuons à leur parler de Victor Hugo et de Mouloud Feraoun. Mais nous voulons aussi qu'ils sachent un peu ce qui s'écrit aujourd'hui », dit Leïla, une jeune prof' de français pleine de dynamisme. C'est aussi le combat de Malika, une professeur d'arabe parfaitement bilingue, d'une érudition épatante, maîtrisant aussi bien l'héritage d'Abou Nawwas que celui de Rimbaud ou de Lautréamont. Femme de caractère, poétesse, elle fait partie de la maison ACABM. Elle en est même la présidente. « Un jour, dans un livre d'arabe destiné aux scolaires, j'ai été ahurie par cette phrase : ‘‘La chair de l'homme n'est pas licite car elle n'a aucun goût''. » Choquée, elle faxe immédiatement l'extrait au ministre de l'Education nationale. Sans suite. Il ne lui en faudra pas plus pour la décider à rallier le parti des « ahl el koutoub », les « gens des livres ». Bain de foule pour Aït Menguellet Il est presque midi. Une légende vivante fait son entrée : c'est Lounis Aït Menguellet. La salle explose. La modestie et la disponibilité proverbiales de celui que les Kabyles appellent tout simplement « Lounis », à l'image de la simplicité de l'homme (un trait qui n'est pas sans rappeler Zidane) lui vaudront d'être littéralement lynché par les flashes des appareils photos jaillissant de toute part. Généreux, il s'arrête devant chaque stand, gratifiant ses nombreux admirateurs d'une chaleureuse accolade. Il enchaînera très vite les autographes, déclenchant un véritable bain de foule. « Il a fallu l'arrêter car il ne sait pas dire non », confie un de ses proches collaborateurs. Daignant nous honorer d'un aparté amical, il nous annonce son intention de faire traduire sa poésie en langue arabe, après qu'elle ait été traduite en français par Tassadit Yassine. Une initiative qu'accueilleront certainement ses milliers de fans non berbérophones avec bonheur. Lounis : un vrai poète national ! L'après-midi sera consacrée à la lecture proprement dite. Au menu : des contes pour enfants suivis de lectures d'extraits de textes des écrivains invités. Au tomber de rideau, tout le monde est un peu exténué. C'est quand même l'aboutissement de plusieurs mois de préparation. Mais dans les yeux gorgés de joie de Assia, de Tarik, de Rabah, de Malika et de tous les autres opérateurs culturels, on lit comme une expression de défi magistralement relevé. Le maire de Tigzirt, M. Ighilahriz, est en tout cas un homme heureux. « Nous en ferons une tradition ! », entonne-t-il, avant de poursuivre : « Nous sommes en train d'aménager les plages. L'année prochaine, les conditions seront meilleures et il y aura plus de monde. » Les amis français d'Un Livre Une vie sont doublement soulagés, eux : pour la réussite de l'opération et pour Ségolène Royal. Le suspense de dimanche est plaisamment évacué. « L'idée maintenant est d'en faire une manifestation tournante », dit Tarik. Assia profite de l'euphorie générale pour faire signer au maire un abonnement à deux ou trois revues. Elle prépare encore des colis. Des cartons de livres à envoyer dans les villages pour que les gosses grandissent dans le giron du verbe « lire ».