Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé hier que le peuple turc s'opposerait à toute tentative de déstabilisation du pays, au lendemain d'une sévère mise en garde de l'armée, en pleine élection présidentielle, accusant son gouvernement de remettre en cause la laïcité du pays. Dans un discours devant le Croissant-Rouge turc louant les efforts de cette organisation à combattre les désastres naturels, M. Erdogan a déclaré que « l'unité politique et la structure sociale pouvaient aussi parfois être victimes de désastres ». « Cette nation a payé un prix élevé, douloureux quand les fondements de la stabilité et de la confiance ont été perdus. Mais elle n'autorise plus, et n'autorisera plus, les opportunistes qui attendent et ouvrent la voie au désastre », a-t-il ajouté, sans toutefois se référer explicitement à l'armée. Vendredi soir, le communiqué de l'état-major est tombé quelques heures après le premier tour de l'élection présidentielle au Parlement, au cours duquel le candidat unique, le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gùl, bras droit de M. Erdogan et, comme lui, issu de la mouvance islamiste, a recueilli 357 voix, alors qu'il lui en fallait 367 pour être élu. Le principal parti d'opposition, qui boycottait le scrutin, a saisi la Cour constitutionnelle pour faire annuler le vote dans l'espoir de provoquer des législatives anticipées. Sans attendre le verdict de la Cour constitutionnelle, l'état-major turc a lancé un avertissement au gouvernement, en se disant « préoccupé » par la « question de la remise en cause de la laïcité » qui a surgi lors de l'élection présidentielle. Se proclamant « protectrices déterminées de la laïcité », les forces armées ont annoncé qu'elles « afficheront ouvertement leur position et leurs attitudes lorsque cela deviendra nécessaire ». Depuis Bruxelles, le commissaire européen à l'Elargissement, Olli Rehn, a appelé l'armée turque à rester en dehors du processus électoral. « Il est important que l'armée laisse les prérogatives de la démocratie au gouvernement élu, et cela représente un test pour voir si les forces armées turques respectent la laïcité démocratique et l'organisation démocratique des relations entre civils et militaires », a-t-il déclaré. « Le moment choisi - par l'armée turque - est plutôt surprenant et étrange », a-t-il dit. « Il est important que l'armée respecte aussi les règles du jeu démocratique et son propre rôle dans ce jeu démocratique », a ajouté le commissaire européen. Pour rappel, l'un des critères les plus importants pour l'adhésion à l'UE est le contrôle par le pouvoir civil des forces armées. Washington a également appelé au respect de la Constitution et de la démocratie. L'ombre d'Atatürk L'armée turque, qui se considère comme le garant de la République laïque, a fait trois coups d'Etat, en 1960, 1971 et 1980, et contraint à la démission, en 1997, le premier chef de gouvernement islamiste de Turquie, Necmettin Erbakan, le mentor politique de MM. Erdogan et Gùl. Bien que ces derniers renient leur passé dans l'Islam radical et affirment être désormais fidèles aux principes républicains, les tenants de la laïcité les soupçonnent de vouloir islamiser le pays en catimini. Ils s'opposent en particulier à ce que M. Gùl n'accède à la présidence qui fut occupée en premier par Mustafa Kem al Atatùrk, le fondateur de la Turquie moderne et architecte du laïcisme turc. Hier, M. Erdogan s'est réuni avec M. Gùl et la hiérarchie de son parti de la Justice et du Développement, vraisemblablement pour discuter de la démarche à suivre après le communiqué militaire qui a pris Ankara par surprise et que plusieurs observateurs ont qualifié d'« ultimatum ». La presse turque était presque unanime hier à réclamer des élections anticipées comme seule issue à la crise qui se dessine. « Le seul salut pour la Turquie est d'organiser des élections législatives dans les prochains mois. Il n'y a pas d'autre solution », écrivait le quotidien à grand tirage Hùrriyet, tandis que le quotidien populaire Vatan exhortait les partis politiques à prendre au sérieux l'avertissement des forces armées. Une manifestation est prévue aujourd'hui à Istanbul, reprenant le thème de l'attachement à la laïcité. A la mi-avril, un premier rassemblement sur ce même thème avait réuni plus de 500 000 personnes à Ankara.