L'espace d'une heure et un quart, la scène du prestigieux théâtre romain, Teatro Valle, qui se trouve sur le boulevard central de Victor Emanuele II, s'est transformée en un bureau d'une rédaction de la Maison de la presse, de la place du 1er Mai. Une salle mal éclairée, des journaux en arabe qui jonchent le sol, une table, une chaise, un téléphone et une porte angoissante, couverte de rideaux, de laquelle on croit voir surgir des spectres lugubres. Ce décor austère amplifie les paroles du texte, simples et crues. Le spectacle est né en 1996 grâce à l'idée de Maria Pia Daniele, un auteur théâtral qui s'est dédié à la vie des femmes du Sud. D'ailleurs, elle admet avoir été inspirée par Tahar Djaout dans le choix du titre de son œuvre qui se veut un hommage aux journalistes algériens. La porte sud de l'Europe, ou l'autre appellation que le défunt confrère aimait à donner à l'Algérie. Soutenu par l'association culturelle Deep, qui milite pour le respect des droits de l'homme, l'association des journalistes indépendants Lettera 22 et l'agence multimédia Amiset, le spectacle avait été présenté lors d'une conférence de presse sur la liberté d'expression en Algérie. Les organisateurs ont même préparé un dossier ajourné, avec la collaboration de la section italienne de Reporters sans frontières sur les conditions de l'exercice de la profession de journaliste en Algérie. Dans un dossier, bien documenté, les « intimidations et la censure » ainsi que « les pressions du gouvernement algérien » contre les journaux indépendants sont dénoncées. L'incarcération des journalistes et la fermeture des journaux y sont également condamnées, tout comme le monopole étatique sur l'audiovisuel et les restrictions imposées aux correspondants des médias étrangers. C'est la première fois, depuis des années, qu'une initiative de solidarité avec la presse algérienne est organisée en Italie. Dommage que les représentants de la Fédération nationale de la presse italienne (Fnsi) n'aient pas daigné assister à la conférence à laquelle ils étaient invités. Le directeur de Lettera 22, Emanuele Giordana, et son président, Attilio Scarpellini, nous ont avoué vouloir faire plus, mais regrettent le manque d'informations sur la situation algérienne et le peu d'adhésion des organisations institutionnelles. Le ministre des Affaires étrangères italien, Franco Frattini, ne nous avait-il pas affirmé, lors de la visite de Bouteflika à Rome, que « l'Italie n'aura jamais une attitude paternaliste avec l'Algérie » ? Ce qui revient à dire que le gouvernement italien ne compte pas compromettre ses bonnes relations diplomatiques avec le gouvernement algérien, en critiquant les pratiques autoritaires de ce dernier. La pièce de Maria Pia, interprétée par la talentueuse actrice Laura Latuada, repose sur un seul personnage, pour raconter la journée « d'une journaliste algérienne contre l'intégrisme islamiste et pour la liberté de la presse et d'expression des femmes ». L'auteur a voulu laisser la parole à un témoin direct des années terribles du terrorisme, surtout à ses débuts, lorsque les hordes armées s'en prenaient aux intellectuels, aux journalistes et aux artistes. Khalida, journaliste à la Maison de la presse, tente de boucler son article dans un bureau où les traces du dernier attentat à la voiture piégée sont encore visibles. Elle reçoit la visite d'un officier menaçant et cynique qui lui fait comprendre qu'il vaut mieux ne pas trop chercher à comprendre. Rebelle et coriace, elle s'engage d'abord dans un épuisant bras de fer avec lui, avant de revenir à son ordinateur. Mais deux appels lui parviennent de l'autre côté de la Méditerranée et la plongent, tour à tour, dans un état de sourde colère et d'oppressant abattement. Son amie Samia lui annonce qu'elle va s'attarder à Paris où elle est partie se réfugier et son mari Zoubir, artiste chanteur, lui recommande d'être prudente. Khalida tente de le rassurer alors qu'elle peine à cacher sa propre peur. S'ensuit un monologue déchirant, où elle se pose, pêle-mêle, des questions sur ce qui se passe autour d'elle. Cherche à comprendre, baisse les bras, retourne à son article. Le décor sobre choisi par Enzo Fiammetta, les costumes simples de Antonella Caraceni e Maria Sabato, la lumière parfaitement adaptée au contexte de Chiara Martinelli plongent les uns dans une forte autosuggestion et font effleurer de douloureux souvenirs les esprits des autres. Et la dernière scène, lorsque deux terroristes, vêtus à l'afghane, portant sur leur visage le présage de la mort, font irruption dans le bureau de la journaliste où commence une poursuite infernale, est tout simplement insoutenable. Et c'est peut-être pour ne pas imaginer, comprendre, découvrir ce qu'ont dû être les derniers moments des confrères assassinés, sans doute pour refuser encore d'admettre leur mort dans des conditions aussi atroces, qu'une force mystérieuse m'a fait me lever, quitter la salle pour me retrouver hors du théâtre Valle, la gorge nouée et l'estomac retourné. Dix minutes après, lorsque mes confrères italiens et américains que j'avais invités au spectacle m'ont rejointe, ils ont eu heureusement assez de finesse pour ne pas poser de questions impudiques sur ma subite éclipse. J'avais promis aux responsables de l'initiative d'y assister et j'avais retardé l'échéance, jusqu'à la dernière représentation. A l'évidence, il ne suffit pas de tourner le dos à la Méditerranée et de laisser derrière soi les années terribles, pour prétendre à une miraculeuse amnésie libératrice.