C'est tout un univers qui défile devant nous avec ses mémoires déviantes, ses hérésies à l'envers et ses vérités crues. La mise en scène, étonnamment alerte, est remarquablement maîtrisée. Le prix Goncourt offre son roman et le comédien ses sentiments, sa gouaille et ses piques cruelles, en direction de tous ceux qui pensent qu'ils sont nés pour faire suer le burnous de l'autre. Le mélange est détonant de vérités auxquelles on feint de ne pas prêter attention. Dans le spectacle d'environ une heure, offert par le CCF, aux publics des villes d'Oran et d'El-Moudja (Mostaganem), beaucoup de situations sont prises du vécu. Le comédien n'intervient que pour mieux enfoncer le clou de nos folies plurielles et de nos attentes éperdues du paradis de là-bas. En casseur de tabous inventif, il est là pour appuyer sur nos penchants maladifs, nos troubles identitaires et nos négations répétitives ; en un mot, notre schizophrénie collective. Les abus dont nous sommes responsables à des degrés divers selon notre place dans la société, s'éclairent de mille mots sarcastiques, de mille significations révoltées, de mille impuissances, à dire ouvertement, nos lâchetés légitimes et nos carences illégitimes. Les « types » que grossit pour nous Karim le Lillois d'adoption (il est né à Tanger, Maroc) nous sont pathétiquement proches, et pathétiquement séduisants dans leur névrose. Ils sont généralement l'expression de la marge, et peu importe de quelle marge il s'agit, puisque toutes les marges se suffisent, se ressemblent, se mutilent. Dans ses références aux peuples d'aujourd'hui, peuples des banlieues volcans et des quarts-mondes explosifs, peuples de là-bas et d'ici, Karim présente une œuvre où le burlesque n'est jamais loin, très attachante, à dimension d'homme, une œuvre de partage et d'amour qui montre des petits hommes plus grands que les puissants de ce monde, plus authentiques que les plus grosses fortunes, plus vrais que tous les minerais précieux de l'univers. Sur une scène agencée avec style à l'économie par le scénographe Baudoin Luquet, l'ancien élève du Conservatoire national de Lille et actuel membre de la scène de « Le théâtre de l'Autre » de la même ville, s'adresse au public les yeux dans les yeux avec complicité, décontraction et humour. L'humour grinçant de « Moha » des bidonvilles est trempé jusqu'à la moelle dans le « Moha » le pourfendeur des tueurs d'étoiles. « Moha » le fou-sage, « Moha » le fou poète, nous appelle à nous abreuver jusqu'à la griserie, sur la beauté des horizons par delà la laideur du visage des assassins du sourire. L'appel est généreux parce qu'appuyé sur les vers enivrants d'Omar Khayyam, l'autre poète exceptionnel, qui s'attaquera frontalement aux porteurs d'obscurantismes et autres aliénateurs des hommes « endormis et floués ». Dans Moha le fou, Moha le vent des sables, il y a une part du Maroc d'aujourd'hui, mais aussi une partie du monde arabo-méditérrannéen, une part de la France raciste et une part patrie indivisible de l'humain. Karim fait sauter tous les verrous et toutes les hésitations en parlant français, en chantant marocain, en pensant homme libre, en rêvant et en jouant comme on doit rêver et jouer le monodrame. Une chorégraphie de gestes étudiés et une admirable cohésion l'aident à exprimer ce désir. L'alchimie est réussie et on en redemande : « C'est pour quand, l'autre Karim Tayeb ? »