Lorsque Joshua Colangelo-Bryan, brillant avocat new-yorkais, a décidé de représenter six détenus bahreïnis à Guantanamo Bay, il n'imaginait probablement pas voir une telle détresse. Face à la persistance d'une politique américaine aveugle, il ne trouve plus d'autre issue que de raconter inlassablement l'histoire de ses clients, devenus aujourd'hui ses amis, espérant pouvoir sensibiliser les Américains à la tragédie qui se déroule de l'autre côté de la rive. Rencontré à Washington DC, maître Colangelo-Bryan commence par brosser un tableau de l'actuelle politique américaine. Il dénonce les embûches que l'administration Bush et l'ancien Congrès républicain ont semé sur la route des avocats américains qui souhaitent défendre les prisonniers du Guantanamo. Son histoire remonte à l'été 2004, date à laquelle l'avocat new-yorkais a fait son premier voyage dans l'île-prison. Avant de pouvoir effectuer ce voyage, il a dû subir une inspection rigoureuse du FBI. « Ils sont venus chez moi, ils ont rencontré mes voisins, inspecté mon bureau, ils ont fait des recherches sur les pays que j'ai visités, ils se sont assurés que je payais mes impôts, que je ne prends pas de drogue, etc. », raconte Me Colangelo-Bryan. « La pire espèce » A cette époque, la prison du Guantanamo était méconnue des Américains. Seulement deux avocats, un Anglais et un Australien, avaient osé faire le voyage au bout de l'enfer. « Bush nous avait dit que ces gens-là étaient de la pire espèce, qu'ils ont consacré leur vie dans le seul but de tuer les Américains et je le reconnais volontiers aujourd'hui : j'étais effrayé », confie Joshua. Des idées confuses se bousculent dans sa tête. Il luttera longtemps contre les démons de la peur. « J'étais effrayé à l'idée de m'asseoir avec des tueurs, seul », reconnaît-il. Ses craintes, dit-il, se sont dissipées aussitôt qu'il a vu le visage souriant de Djoumâa Al Dossari, son premier client bahreïni. « C'était certainement le sourire le plus large et le plus amical que je n'ai jamais vu de ma vie. Je n'ai jamais été aussi bien accueilli, il m'a donné l'accolade très chaleureusement », raconte-t-il. Alors que Joshua s'attendait à rencontrer un monstre venu tout droit des camps d'entraînement de Ben Laden, il n'a vu en Djoumâa qu'un petit gars chétif et souriant. « C'est quelqu'un de sociable, il mourait d'envie de rencontrer quelqu'un de l'extérieur, il n'en pouvait plus de l'enfer de sa prison », glisse Me Colangelo-Bryan. Ce jour-là, Djoumâa et son avocat ont discuté pendant des heures. Joshua a d'abord pris le soin d'expliquer à son client, preuves à l'appui, qu'il avait été envoyé par sa famille du Bahreïn. Comme il est fréquent que des gardes se fassent passer pour des avocats, Joshua avait à cœur d'écarter toute suspicion de guet-apens. Puis Djoumâa s'est mis à évoquer son enfance, ses longues rêveries devant les plages d'El Manama et puis son cauchemar à Guantanamo. « C'est là que j'ai réalisé ce qui se passait. Je n'imaginais pas une telle horreur, je n'arrivais pas à y croire », lance Me Colangelo-Bryan. Selon lui, Djoumâa était battu tous les jours par les gardes de la prison (généralement des femmes). Le prisonnier bahreïni garde les stigmates des mauvais traitements qu'il subissait, notamment une blessure, très grave, au nez. Il vivait dans la cellule n° 5, une petite cave sans fenêtre. Djoumaâ est isolé dans une cellule ; il ne peut même pas voir d'autres détenus ou seulement leur parler en criant. Le seul livre qu'on lui permet de lire dans sa cellule est le Coran et quelques lettres. On ne cesse de lui répéter qu'il passera le restant de ses jours dans cette prison. L'avocat a découvert sur place la précarité judiciaire même. « Aucun de nos clients n'a été incarcéré pour crime. Ils ont été accusés de diverses choses. L'un d'entre eux a été accusé d'avoir rencontré un homme qui plus tard a combattu sur "la ligne de front". Pour être clair, notre client n'a pas été accusé de combat, seulement l'homme qu'il a rencontré a été accusé de combat. Un autre client a été accusé de vouloir combattre. Un autre, connu pour ses actions de bienfaisance en Afghanistan, a été accusé de soutenir les talibans », témoigne Me Colangelo-Bryan. Il précise que tous les clients des avocats ont été arrêtés au Pakistan par des autorités pakistanaises « avec très peu de preuves ». « En fait, la plupart de nos clients ne sont même pas accusés de vouloir nuire aux Etats-Unis », ajoute-t-il. L'avocat s'est déplacé onze fois à Guantanamo. « La plupart des détenus vivent isolés dans de petites cellules durant 22 à 24 heures par jour. Généralement, ils ne peuvent absolument rien voir de leur cellule. Quand ils vont s'exercer, ils sont mis dans de petits camps. Cet isolement est très préjudiciable », dira-t-il. Seule issue, le suicide A la fin de l'année 2005, lors d'une rencontre avec l'avocat new-yorkais, Djoumâa faisait part de son extrême solitude. « Comment puis-je faire pour ne pas devenir fou, ne cessait-il de répéter. Je lui disais alors qu'il pouvait m'écrire à chaque fois qu'il se sentait seul », raconte Joshua. Ce jour-là, en présence de son avocat, Djoumâa a demandé à ses gardes la permission d'utiliser les toilettes. Bizarrement, il y est resté plus longuement qu'à l'ordinaire. De nombreuses minutes sont passées, Joshua commençait à s'inquiéter. En se dirigeant vers les toilettes, il fut horrifié de voir une mare de sang. Le corps de Djoumâa gisait là, paraissant sans vie. Djoumaâ semblait avoir été étranglé, son visage ensanglanté. Ne sachant que faire, Joshua a crié le nom de son ami à de nombreuses reprises. En vain. Il a appelé les gardes, à bout de nerfs. « Ils ont allongé son corps devant moi, je n'y ai vu aucun signe de vie ». Les gardes ont dû demander à l'avocat de quitter les lieux. Abattu, il s'est précipité vers la sortie pour appeler les secours. Durant la même nuit, il a rencontré un militaire qui l'a quelque peu rassuré sur l'état de son client, lui disant que Djoumâa était toujours en vie. Il s'est avéré par la suite que le détenu bahreïni avait tenté de mettre fin à ses jours. « J'ai essayé de lui envoyer des livres, j'ai demandé à sa famille de lui transmettre des DVD », indiquera Joshua. Cruel hasard du calendrier, c'est à cette période que le Congrès à majorité républicaine a légiféré une loi « sur mesure » interdisant aux avocats américains de plaider la cause des prisonniers étrangers (voir encadré). Ligoté, l'avocat new-yorkais craint aujourd'hui pour l'avenir de son ami. Il a appris que Djoumâa a déjà fait trois autres tentatives de suicide. « Je ne peux rien y faire », a affirmé Me Colangelo-Bryan, dépité. Djoumâa vit aujourd'hui dans une minuscule cellule entre celle d'un Yéménite qui se prend pour le Christ et un autre qui ne cesse de parler à lui-même. « Je l'ai rencontré voilà trois semaines, il se demandait comment faire pour survivre », nous dira Me Colangelo-Bryan. L'avocat tente aujourd'hui d'exercer des pressions sur le gouvernement bahreïni afin que son client soit extradé. « Certains détenus sont rentrés chez eux, se sont mariés, ont eu des enfants, grâce à des efforts diplomatiques. Pourquoi pas Djoumâa », lance-t-il. Au total, près de 400 détenus ont été relâchés. C'est toujours avec une grande émotion que Joshua évoque son amitié avec Djoumâa. « Aujourd'hui, nous avons notre propre langage, nous avons le même sens de l'humour. Quand il m'arrive de lui rendre visite, nous parlons d'amour, de mariage, de films… », relatera-t-il. Et d'ajouter qu'il « est temps qu'on mette des visages sur de simples chiffres ». Aujourd'hui, il fait de son mieux pour que Djoumâa ne perde ce qui est le plus précieux dans ce genre de situation : l'espoir.