« On érige des bosses à tout bout de champ, alors que les routes sont déjà truffées de trous et autres nids-de- poule, qui sont là depuis bien longtemps et auxquels sont habitués les automobilistes, des bosses à l'envers en somme, les obligeant à ralentir. D'ailleurs, ces dernières le font plus efficacement que les dos-d'âne ». Chaque fois qu'il s'approche de l'un de ces monticules, Tahar commence à ruminer ce genre de pensées, non sans une certaine colère. Ce jour-là, il en était de même, il vient de dégrader la vitesse pour pouvoir en franchir un. Ce ne sont pas des ralentisseurs, se dit-il, mais bel et bien des entraves, des difficultés réelles, palpables, posées là pour freiner l'élan des fonceurs, qui veulent aller de l'avant. « Et après on nous dit que vous faites des retards immenses, que la compagnie est la der des der… » Tahar est pilote de ligne, et, cette matinée, il doit regagner l'aéroport, il a un plan de vol assez important. Comment faire maintenant ? Foncer sur ces ralentisseurs et fracasser la voiture et se faire fracasser avec ? « Oui, à ce rythme, elle ne tardera pas à me faire des entourloupettes !... » « Ces dos-d'âne ont coûté la vie à beaucoup de conducteurs non avertis ! » Ou bien jouer avec le levier de vitesse et les freins, et perdre ainsi beaucoup de temps ? Il ne peut contenir sa rage et peste contre ces dos du diable, comme il lui arrive souvent de les qualifier. Des dos du diable, car, comme par enchantement, parfois, ils disparaissent puis reparaissent ; on les enlève, puis, quelques temps après, on les remet en place. L'on dit, et cela est vrai, qu'on le fait quand, en visite officielle dans la région, le président de la République a, à passer par ce chemin, pour qu'il ne soit pas secoué. Après quoi, parfois on met beaucoup de temps pour les replacer, ou on oublie carrément de le faire. Et il arrive, entre temps, qu'un gosse est écrasé par un véhicule ; on met ce mort sur le compte de la visite (ou) du président de la République. L'Etat est d'une faiblesse inouïe. En veux-tu, en voilà ! Pour qu'on n'écrabouille pas leurs enfants, et que ces derniers puissent vadrouiller librement, les gens, surtout les parents démissionnaires, fuyant avec brio l'éducation de leurs enfants, veulent des dos d'âne, et on leur en sert, pourvu qu'ils se taisent ! Il en est de même pour ces jeunes qui se créent des parcs de stationnement, et font la loi au nez et à la barbe des forces de l'ordre. Tahar a eu une terrible secousse, il a pensé éviter un trou, qu'il connaît très bien, en prenant par le côté gauche de la chaussée, il est tombé dans un autre. « Bizarre, les trous changent de place », se dit-il, dépité au plus haut point. Tahar remarque que des jeunes s'installent, assis sur des chaises ou des bancs, de part et d'autre de la route, aux deux bouts d'un dos d'âne, et semblent trouver un malin plaisir à regarder les automobilistes dans les yeux. Il en est qui vendent des cigarettes, des fruits ou des légumes ou même certains qui se prélassent là, sans rien faire d'autre que de regarder passer les véhicules. « Et puis, cette façon de se mettre face à cette ligne de goudron et de chercher les yeux des automobilistes, c'est rasant ! » Tahar ralentit encore devant des bandes rugueuses. « A force d'en avoir plein les pneus, plein les yeux, on en a plein la caboche ! A vrai dire, à l'origine, cela s'y trouve. » Ailleurs, on ne recule devant rien. Les Américains, pratiques, pragmatiques, foncent avec leur devise « ça passe ou ça casse ». Les Français, avec beaucoup de réflexions pointilleuses et nuancées, du genre « il serait peut-être possible… » ou « ne serait-il pas utile de… », ou encore « il ne serait pas inintéressant de… », semblent reculer pour mieux sauter, avancer, et arrivent toujours à le faire. « Beaucoup yap-yap ! », comme dirait l'autre, mais quand il faut y aller, ils finissent toujours par progresser. « Nous, on est des sous-dev, il ne faut pas l'oublier…Je ne m'étonnerais pas si demain, on jetait des ralentisseurs sur le tarmac ! On aurait pu les suspendre dans les airs, on l'aurait fait !... Peut-être un jour, la voie ferrée aussi aura ses dos-d'âne ; le mécanicien ferait buter son train contre eux, qui sait ? » D'un week-end à un autre, songe rageusement Tahar, qui va se retrouver à Paris dans quelques heures, après Alger. Je travaille pendant le week-end algérien et pendant celui universel... ! « Il y aura à bord Salah, qui doit être, m'a-t-il dit, à l'heure à sa banque pour payer les travailleurs de l'entreprise de bâtiment, sinon, ils observeraient un sit-in devant l'entrée, puisqu'ils l'ont annoncé…Il y aura du monde, la banque entame sa première journée de la semaine, c'est dimanche… » Il revient à lui, réalisant difficilement qu'un couteau est pointé sur sa gorge, et que deux énergumènes le somment de descendre du véhicule, qui se trouve incliné, les roues avant ayant entamé un ralentisseur...ou plutôt ayant été stoppées par… un mur !